Luc Boltanski et Arnaud Esquerre poursuivent leur étude du monde contemporain avec un ouvrage sur la presse et les médias. Fruit d’un travail conceptuel exigeant, le livre renouvelle, au moyen d’une sociologie de l’actualité, des questionnements bien connus sur les rapports entre événements et opinions, sur la formation des générations, la mise à l’agenda et sur les turpitudes où la conscience historique risque de se plonger. C’est un matériau inédit – des milliers de commentaires mis en ligne par des lecteurs du journal Le Monde – qui permet notamment aux auteurs de réaliser ce pas de côté.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIe siècle. Gallimard, 352 p., 22 €
« Nous sommes tous ukrainiens » : cette proposition d’union sous une même bannière, qui traduit l’émoi de la communauté internationale après le déclenchement de « l’opération spéciale » de la Russie en Ukraine, décrit aussi un moment contemporain où l’actualité la plus chaude descend dans le quotidien de millions de personnes. Le cri de ralliement dit également la contraction de l’espace que cette actualité produit – dans la communauté des cœurs, l’Ukraine ne connaît plus de frontières.
Le nouvel ouvrage de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Qu’est-ce que l’actualité politique ?, paraît ainsi dans un contexte de surcharge de l’espace public, où se superposent trois grands « plans d’actualité » : une guerre faisant rage et menaçant d’avaler le monde, une sortie de crise sanitaire compliquée, l’éclipse d’une campagne présidentielle qui survit en clair-obscur dans l’agenda médiatique. Le livre élabore, grâce à un travail conceptuel précis et relativement novateur, des outils capables de rendre un peu mieux raison de ce présent hautement consistant sous lequel nous ployons. L’actualité est une « culture globale » – un environnement au sein duquel à peu près tous les membres d’une société se trouvent plongés, et à peu près tous en même temps –, un mode de récit, qui, selon certaines modalités, se recycle dans l’Histoire et sa mémoire d’airain.
Le livre de Boltanski et Esquerre n’étudie ni les déterminants sociaux du rapport à l’actualité ni les diversités des pratiques de consommation de l’information. Plutôt, Qu’est-ce que l’actualité politique ? analyse comment ces deux modes de récit, l’actualité et l’Histoire, s’interpénètrent fortement, cadrant cet espace public qui « fait corps » avec la pluralité des nouvelles tandis que ces nouvelles prennent appui dans toutes nos vies et nos « mondes vécus ».
Les personnes se positionnent en effet face à l’actualité selon des modalités très diverses qui vont de la simple discussion politique, de la conversation plus ou moins agonistique sur ce qui nous parvient par ouï-dire, à leur active participation comme protagonistes précipités dans l’Histoire et ses « gigantomachies ». De même, l’ouvrage travaille les relations réciproques entre monde vécu, actualité et Histoire, et restitue la pluralité de ces rapports : de l’actualité réduite à peau de chagrin dans les situations de dépolitisation, coincée entre les petits tracas quotidiens, aux moments chauds où ce qui se passe déborde sur le monde vécu et l’Histoire, ouvrant cette béance inédite dans nos existences et les livres d’Histoire de nos enfants.
L’actualité, dont il s’agit de proposer une sociologie, doit donc dépasser le simple statut de collection d’événements, une notion difficile mais stimulante pour les sciences sociales, qui ne doivent pas réduire l’événement à l’anodin, au simple fait advenant, mais ne doivent pas non plus exiger de l’événement qu’il rompe tous les schèmes d’intelligibilité en vigueur – une définition trop restrictive qui conduirait à n’appeler événements que des moments de bascule. L’événement d’actualité existe d’abord à travers ses médiations : le récit journalistique et sa pression vers l’objectivité, le travail d’agenda-setting des rédactions qui ponctionnent des faits plus saillants que d’autres dans la totalité de ce qui vient au monde, dans ce « tohu-bohu ». On regrette au passage que Boltanski et Esquerre ne s’en soient pas tenus à la distinction si féconde entre monde et réalité, bien exposée dans De la critique comme dans Énigmes et complots, qui aurait pu rendre compte des processus de mise à l’agenda tout en réaffirmant certaines continuités de l’œuvre de Luc Boltanski.
Qu’est-ce que l’actualité politique ? accorde beaucoup d’importance à la discussion politique et vise à étudier les recoins de l’espace public qui palpitent de ces discussions. Les auteurs compilent ainsi un matériau empirique étendu : 120 000 commentaires adressés au journal Le Monde par des abonnés numériques de septembre à octobre 2019, et un peu plus de 8 000 commentaires attribués à des vidéos postées par l’Institut national de l’audiovisuel (INA). En comparaison de la richesse des analyses conceptuelles, on regrette la pauvreté des analyses de ces matériaux empiriques. C’est d’autant plus regrettable que les méthodes de traitement automatique du langage en sociologie computationnelle permettent des études de plus en plus robustes. Ces méthodes auraient pu objectiver les conclusions fines de Boltanski et Esquerre sur les formes discursives en vigueur dans les commentaires d’actualité. On trouve néanmoins des pages stimulantes sur la situation d’énonciation que représente le commentaire d’actualité, balancé entre deux registres – la polémique et le témoignage – fabriquant une posture d’adresse publique originale, qui évolue selon une certaine grammaire, et qui est contrainte par des énoncés proscrits.
La mise en actualité n’est pas la seule dynamique constitutive de l’espace public étudiée dans l’ouvrage. L’analyse de Boltanski et Esquerre embrasse la politisation de cette actualité, sa montée en généralité via des schèmes interprétatifs qui intéressent la société dans son ensemble. L’actualité devient politique lorsqu’un certain nombre d’acteurs-clés parviennent à poser un thème comme rassembleur et objet de débat public. C’est la publicité des sujets alimentant les discussions qui décide de leur politisation, et celle-ci ne s’empare que de certaines thématiques, que des sujets ayant une prétention à la publicité. La dépolitisation, à l’inverse, consiste à réduire une question politique au seul domaine privé. Boltanski et Esquerre donnent l’exemple de la dépolitisation des luttes pour la procréation médicalement assistée : cette pratique, débattue dans l’espace public, subit une opération de déplacement qui enferme toute discussion à son sujet dans les limites du « bon sens » ; la PMA devrait regarder l’ordre « naturel », et non constituer un objet de lutte à porter dans l’espace public.
Le concept de « déplacement » qualifie ainsi une modalité de fonctionnement des processus de politisation ou de dépolitisation que les auteurs définissent ainsi : « modification du contexte d’interprétation d’un thème, d’une proposition ou de tout élément de sémantique politique ayant pour effet d’en modifier le positionnement sur l’axe droite gauche et par là d’en affecter la signification politique ». Frappée de « déplacement », l’écologie, traditionnellement associée à la gauche, peut ainsi être récupérée par la droite radicale, qui y raccroche des thématiques identitaires comme « l’esprit de clocher », ou servir inversement pour condamner les « bobos ».
On comprend donc qu’il faille prendre soin de l’actualité, qu’elle engage le monde vécu projeté dans une sorte de fiction collective éprouvée au présent et consignée demain dans l’Histoire. Dans l’actualité politique se rencontrent deux séries temporelles, l’unité narrative du sujet – nos histoires personnelles – et le fil de la grande Histoire. Les dernières pages du livre éclairent ces périodes surchargées où les schèmes d’intelligibilité ne permettent pas d’ordonner le tohu-bohu des faits pour les problématiser afin que chacun retrouve dans le sens de l’Histoire le sens de sa propre histoire, de son « fatras intérieur ». Boltanski et Esquerre empruntent ainsi à Arendt le concept de désolation pour qualifier « l’état dans lequel est plongée la conscience historique quand elle éprouve la difficulté ou l’impossibilité d’ajuster les faits qu’apporte chaque nouveau plan d’actualité, d’une part à une interprétation plus ou moins stable de ce autour de quoi pivote la période dans laquelle ils sont plongés et d’autre part à une interprétation de leur propre parcours qui soit susceptible de donner sens à leur histoire ».
Vivons-nous un moment de désolation ? Pour y répondre, peut-être faut-il se souvenir du chef-d’œuvre de Jean Renoir, La règle du jeu, ce film de 1939 où tous les personnages d’une petite coterie bourgeoise, jusque dans leurs parties de chasse, leurs moments de délice, portent sur leurs visages comme le masque grimaçant de la drôle de guerre. Aujourd’hui, les tensions ne s’avivent-elles pas au point que tout discours étranger au conflit à l’est de l’Europe sonne irrémédiablement faux ? Tout « plan d’actualité » qui se superpose à celui de la guerre ne semble-t-il pas indécent et dérisoire ?