Les bouteilles à la mer

« L’apocalypse déçoit parce que nous allons perdre quelque chose [le tout] que nous n’avons pas réussi à construire. Mais c’est précisément en créant ce que nous sommes sur le point de perdre que nous pourrions empêcher la fin. » Ces deux phrases du philosophe croate Srećko Horvat caractérisent mieux La poésie du futur que son titre, qui semble sonner a priori comme une tentative de savoir ce que notre imagination aurait à dire de l’avenir. Aussi vaste soit-elle, cette dernière ne saurait résumer cet essai, dans lequel les termes de « poésie » et de « futur » ne sont pas envisagés dans leur usage courant.


Srećko Horvat, La poésie du futur. Manifeste pour un mouvement de libération mondial. Trad. de l’anglais par Laurent Bury. Zulma, 224 p., 20 €


En premier lieu, Horvat aborde la poésie selon le sens marxiste, le sens de « poièsis » : l’action qui fait advenir autre chose qu’elle-même, dont les effets sont extérieurs. La création est prise ici dans un sens très large, qui déborde l’art d’écrire pour embrasser toute possibilité de faire advenir autre chose que ce qu’il y avait au départ. Le futur est aussi abordé d’une manière particulière, où réside peut-être selon nous tout l’enjeu du livre : et s’il n’était pas ce qui nous attend mais ce qui nous concerne déjà, un présent dans lequel nous pourrions « créer » autre chose ?

La rapidité avec laquelle les « chocs » se succèdent dans toutes les régions du monde a conduit l’auteur à ajouter à sa réflexion datant de 2018 une préface à la traduction française – pandémie et confinements prolongés obligent. Dernière en date, l’épreuve sanitaire n’est qu’une nouvelle et triste démonstration du « capitalisme du désastre », décrit dans La stratégie du choc par la journaliste Naomi Klein il y a plus de dix ans. Le philosophe poursuit ici l’inventaire des catastrophes climatiques et politiques qui ont suivi la crise financière de 2008. Çà et là, des luttes et des mouvements émancipateurs ont pourtant essaimé, porteurs de revendications qui se font écho pour imaginer plus d’horizontalité et d’autres possibilités de faire société. En 2015, Horvat a cofondé, avec l’ancien ministre des Finances grec Yánis Varoufákis et d’autres, le mouvement DiEM25, regroupant à travers l’Europe des personnalités soucieuses de mettre la transparence au cœur de la vie politique. En sa qualité de membre de ce mouvement, il a assisté au G20 de Hambourg et à la répression qui y a rendu impossible toute contestation populaire. Il était présent aux côtés d’Occupy Wall Street et s’est rendu au cœur de Nuit debout, qu’il analysait alors au micro de France Culture : « Il est grisant d’occuper les places, de rencontrer des inconnus et de revenir le lendemain, mais nous devons prendre en compte le système qui préexiste et trouver les failles de ce système ».

La poésie du futur, de Srećko Horvat : les bouteilles à la mer

Sreko Horvát © Oliver Abraham

Ces moments exaltés pour construire « ici et maintenant » un autre présent se sont évanouis ou étiolés, ont été matés puis relégués dans un temps qui semble déjà lointain et dont il ne reste qu’un arrière-goût amer. Depuis « les batailles perdues du Printemps grec, d’Occupy Wall Street, des Indignés en Espagne, du Printemps arabe, du parc Gezi ou de Syriza… », « nous voyons précisément s’installer une mélancolie, une résignation largement partagée face aux multiples défaites, et une acceptation croissante jusque chez les progressistes les plus radicaux : Margaret Thatcher avait donc raison quand elle disait : “Il n’y a pas d’alternative” ». Loin de soliloquer dans sa tour d’ivoire, c’est donc en militant que Srećko Horvat interroge les interstices possibles de l’activisme. Pour lui, ces mouvements ont constitué des « îles » désormais physiquement rayées de la carte des imaginaires alternatifs. Mais leur pensée peut demeurer un élan. C’est ainsi que l’auteur glisse d’événements tangibles à la possibilité même d’imaginer un futur différent.

La rhétorique apocalyptique fleurit, alimentée par les théories environnementales catastrophistes, leurs justes analyses des sécheresses, inondations et tempêtes qui ont brutalement augmenté depuis 2017, les flux de réfugiés politiques et climatiques qui en découlent, et sert des discours sur l’effondrement de la civilisation. Les récits de science-fiction, films, séries ou ouvrages dystopiques, semblent dès lors trop bien décrire une réalité qui s’est déjà jouée, qui se joue devant nos yeux écarquillés, inspirant à l’auteur des chapitres qui exigent « que les romans de Margaret Atwood redeviennent des fictions ! ». Or, s’il existe un « déni fétichiste » (expression employée par le psychanalyste Octave Mannoni dans un article au titre joliment évocateur : « Je sais bien, mais quand même »), éprouvé par celles et ceux réduits à l’impuissance, son pendant se trouve pour d’autres dans un « fétichisme apocalyptique » où l’apocalypse exige que l’on s’y prépare. Loin de danser tels des décadents au bord de l’abîme, les individus les plus riches traquent les terres cultivables, élaborent leurs bunkers, planifient leur fuite.

Srećko Horvat propose une troisième voie en prenant appui sur la notion de « fatalisme », développée par le philosophe Frank Ruda : « Ce fatalisme suppose que l’on essaie d’imaginer “la comète qui pourrait précisément dévaster la Terre, non en se la représentant comme venant de l’espace à un moment futur”, mais comme un événement qui, “bien que non reconnu, s’est déjà produit”. Par le biais de cette inversion, nous pourrions, dit Ruda, “imaginer une autre forme de liberté” ». Il serait possible dès lors d’agir, non pour éviter l’inévitable, mais pour reconstruire à partir de ce qui nous reste. Ce biais cognitif peut nous permettre ainsi de sortir de l’angoisse des destructions imminentes, et bouleverse du même coup notre conception linéaire du temps. L’Histoire ne s’écrit pas telle une progression au long cours dans une amélioration de nous-mêmes et de nos valeurs. À nouveau, il est possible d’adopter deux réactions opposées : désillusion d’une part, espoir de l’autre. En 2011, Horvat rencontrait Stéphane Hessel, alors que celui-ci, qui avait connu les camps de concentration enfant, livrait, à 94 ans, dans Indignez-vous ! des clés contre la résignation. Hessel opposait cette vision positive de l’Histoire au pessimisme d’un Walter Benjamin, figuré dans l’Angelus Novus de Paul Klee dont il tirait des conclusions sur la marche inexorable du progrès. Au piège du désespoir et du retrait du monde (en 1940, Benjamin s’est suicidé à la frontière franco-espagnole), Stéphane Hessel oppose une réponse non optimiste mais active, faite d’espoir et d’aspirations, capable de penser le présent.

La poésie du futur, de Srećko Horvat : les bouteilles à la mer

Si la pensée de Benjamin peut résonner de manière salvatrice pour notre temps, c’est dans son rapport non à l’avenir mais au passé, dont il donne une définition très personnelle : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger ». Pour Srećko Horvat, ce souvenir prend place sur l’île de Vis, au large de la Croatie, et dans un reportage diffusé par la BBC en 1944. L’endroit fait l’objet d’une résistance locale de partisans ainsi décrits par le journaliste anglais : « Ces gens savent au nom de quoi ils se battent. Ils ont la certitude absolue d’être dans leur droit et de voir un jour leur camp triompher. Dans ce monde de cynisme et de division, c’est une expérience exceptionnelle que de se trouver parmi eux et de pouvoir les aider ». L’écoute de cet enregistrement fonde la rédaction de La poésie du futur : il est une « bouteille à la mer », tel que Horvat décrit aussi son texte, envoyé non du passé mais du futur, pour nous enjoindre à penser un retournement des rapports de pouvoir et des forces en jeu.

L’auteur puise aussi la force de son propos dans un autre « souvenir », celui de réfugiés yougoslaves qui, passés par l’île de Vis et installés dans le désert du Sinaï entre 1944 et 1946, forgèrent dans le camp d’El Shatt une société horizontale et autonome. Cela le conduit à ces conclusions : « Si l’on trouve un leadership vertical dans le mouvement des Partisans, à la fois connecté à la lutte internationale contre le nazisme et le fascisme, l’horizontalité est également présente dans la construction localisée d’une nouvelle société. Le message est clair. Nous devons être la société même que nous voulons créer ». C’est à partir de ces réflexions, aussi lucides que régénérantes, que Srećko Horvat appelle à l’action : d’abord, penser la catastrophe non au futur mais au présent pour éviter la paralysie ; ensuite, trouver de la force dans des événements passés vus non comme des échecs mais comme des boussoles lancées depuis l’avenir – tel ce livre même.

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