Deux années et quatre mois qui n’ébranlèrent pas le monde

Lire Une terre promise, le premier tome des Mémoires de Barack Obama, à la veille de l’investiture attendue de Joe Biden, après l’invasion du Capitole par des militants d’extrême droite et au milieu d’une pandémie que l’administration Trump s’est toujours refusée à traiter, donne un léger vertige.


Barack Obama, Une terre promise. Trad. de l’anglais par Pierre Demarty, Charles Recoursé et Nicolas Richard. Fayard, 848 p., 32 €


Comment les États-Unis en sont-ils arrivés à cet effondrement alors que rien, si l’on en croit l’ouvrage de Barack d’Obama, ne le laissait présager ? En tant que lecteur et spectateur lointain, on se demande pourquoi ce président porteur de tant d’espoirs, outre avoir si peu accompli, n’a également rien vu venir. Les graves tensions économiques, politiques et sociales révélées au grand jour lors des dernières élections, et qui semblent menacer de troubles sérieux la démocratie américaine, ne datent pas de la présidence Trump, mais, présentes depuis longtemps et aggravées par la crise financière de 2008, elles ont été ignorées par Obama, qui n’a pas su, pas pu ou pas voulu les traiter.

Le nouveau président Biden fera-t-il mieux ? Saura-t-il contourner les blocages républicains ? Profitera-t-il des « fenêtres » de tir qui s’offrent en début de mandat ? Aura-t-il la capacité d’enrayer un effroyable problème de santé publique ? À la lecture d’Une terre promise, le lecteur a le droit d’être un peu pessimiste, mais il pourra se raccrocher aux espoirs que viennent de lui fournir deux événements récents : la victoire des sénateurs démocrates en Géorgie, et le plan de relance de 1 900 milliards de dollars proposé par Joe Biden en janvier 2021.

Quant à l’ouvrage lui-même, Une terre promise, qu’en penser ? D’abord que Barack Obama n’en est pas à son premier livre autobiographique. En 1995, dans Les Rêves de mon père, il réfléchissait de manière assez intéressante à son histoire familiale. Puis en 2006, dans Audacity of Hope (traduit en français en 2018), il s’en tenait à des visions convenues de lui-même et de la politique, car, alors sénateur de l’Illinois et déjà un œil sur la Maison-Blanche, il se sentait l’obligation sans doute d’être banal et conventionnel. Aujourd’hui, Une terre promise adopte un « mix » de ces deux attitudes.

Le livre couvre d’abord en peu de pages la jeunesse de Barack Obama, puis s’attarde sur ses premiers pas en politique, les campagnes qu’il a menées et ses différents mandats ; ce n’est qu’à partir de la page 273 qu’il s’attache aux années présidentielles, dont il ne traite que deux ans et quatre mois, soit jusqu’à la mort d’Oussama ben Laden, en mai 2011. La suite prévue à ce premier tome devrait parler des six années et huit mois restants de ses deux mandats (2008-2016).

Mais à qui l’auteur s’adresse-t-il dans Une terre promise ? Comme tout homme politique, peu ou prou, à l’Histoire, et dans le cas précis d’Obama également au vaste public dont il a porté les espoirs démocratiques de justice et d’égalité. Ses admirateurs y trouveront des photos « intimes » légendées par lui-même, les vignettes descriptives traditionnelles sur les leaders de ce monde (Nicolas Sarkozy en enfant agité), le récit assez palpitant de l’opération contre le leader d’Al-Qaïda, le portrait d’un mariage (idéal) avec une femme au fort tempérament, les fiertés paternelles, etc. On regrettera que l’édition française ne reproduise pas l’index de l’édition originale, celui-ci facilitant la lecture mais surtout permettant de voir ce qu’Obama juge devoir retenir l’attention (il n’y a, par exemple, pas d’entrée « Palestine », alors même que le conflit israélo-palestinien fait l’objet de commentaires).

Le livre, destiné donc à un lectorat varié, est affable et bavard, mais Obama semble cependant prendre un soin particulier à s’adresser à une de ses franges, la plus à gauche, et répondre à ses critiques. Devant celle-ci, déçue par ses mandats peu sociaux, sans véritable écoute des minorités, pro-Wall Street et très « faucon », Obama justifie, sur un ton mélancolique, l’asthénie de son action et la maigreur de son bilan en invoquant d’une part le réalisme politique (le fameux « étant donné les circonstances, il était difficile de faire autrement ou mieux ») et de l’autre ses penchants personnels (il se définit comme « un réformateur, conservateur par tempérament »). Pas sûr que les mouvements citoyens dont il dit grand bien et qui ont aidé à le porter au pouvoir s’en trouvent convaincus et rassérénés. Le titre, Une terre promise, apparaît alors comme tristement ironique, et ce plus encore si l’on songe que l’ouvrage a été écrit tandis que Donald Trump défaisait systématiquement ce qu’en huit ans son prédécesseur avait tenté de mettre sur pied. Joe Biden, ici décrit sans surprise comme aimable, gaffeur mais habile, saura-t-il redonner vie à la vieille idée de « terre promise » démocratique avec laquelle Obama avait su une fois encore faire rêver ses concitoyens ? On en doute, mais la question n’est pas abordée.

Cependant, si, une fois au pouvoir, Biden calque sa stratégie sur celle d’Obama, il est sûr d’échouer. En effet, la recherche d’un consensus bipartisan auquel Obama a cru dur comme fer, du moins le dit-il, et ce jusqu’au jour où il s’est trouvé réduit à l’impuissance par les élections de mi-mandat de 2010, est moins que jamais une réponse appropriée : le monde américain auquel Biden va avoir affaire est plus redoutable que jamais, ravagé par la pandémie et la crise sociale, menacé comme il est par les mouvements populistes de droite et la radicalisation du Parti républicain, deux tendances qu’Obama a grandement sous-estimées pendant ses mandats. Tenter de convaincre par le raisonnement et le bon sens est voué à l’échec, Biden devra s’en souvenir, si toutefois il a le désir profond de répondre aux aspirations des électeurs et de faire barrage à la vague réactionnaire et fasciste.

Obama, quant à lui, pour expliquer ses difficultés politiques, semble se réfugier surtout dans des réflexions faciles sur l’hiatus éternel entre les espoirs et leur réalisation. Il laisse à Václav Havel le soin d’une formulation banale, mais qui lui semble suffisamment frappante pour être rapportée, sur la « malédiction » qui pèserait forcément sur tout leader charismatique : « Les gens ont placé en vous leurs plus grandes espérances », lui aurait dit l’homme de Prague, « et c’est une malédiction parce que cela signifie qu’ils seront forcément déçus ».

Une terre promise : les mémoires de Barack Obama

Lendemain de l’élection de Barack Obama, à Chicago (2008) © Jean-Luc Bertini

Certes, mais Obama s’est chargé tout seul et d’entrée de jeu de décevoir même ses électeurs les moins rêveurs et les plus sceptiques. En effet, rarement président doucha aussi vite les aspirations, aussi modérées fussent-elles : à peine arrivé au pouvoir, il nomma au gouvernement Rahm Emanuel, Timothy Geithner, Lawrence Summers, Hillary Clinton, Robert Gates… Le choix de « l’expérience », écrit-il, plutôt que des « talents nouveaux ». Le respect des vieilles règles de Washington, aurait-il plutôt dû écrire, celles-là mêmes qui avaient conduit aux différents désastres des présidences précédentes et aux consolidations des intérêts en place. Les militants de base comprirent bien, eux, qu’Obama avait choisi « politics as usual ».

Il avait alors pourtant la majorité à la Chambre des représentants et au Sénat, mais il préféra oublier son audacieux discours de Philadelphie sur la race, renoncer à ses promesses de relance (on était en pleine crise financière), se ranger du côté de l’austérité prêchée par les membres du Tea Party et les politiciens conservateurs, décider du gel des dépenses, tout en se montrant conciliant et généreux avec le monde financier en déroute. Le livre est silencieux sur certains de ces points, ou parfois les versions qu’il en offre ne coïncident pas tout à fait avec celles d’autres protagonistes. Si, par exemple, Obama juge ne pas avoir eu de choix dans son traitement du secteur financier, les banquiers, eux, ne furent pas du même avis. Le lecteur pourra lire ailleurs le soulagement de l’un d’entre eux, dont les propos furent recueillis par Ron Suskind dans Confidence Men, et qui se déclara ravi d’avoir échappé au pire et d’avoir été aussi bien traité par le pouvoir politique : « Nous étions complètement vulnérables, raconte-t-il. Le président aurait pu exiger de nous ce qu’il voulait, nous l’aurions fait. Mais ce ne fut pas le cas – il a voulu avant tout nous aider, et apaiser la haine qui se déchaînait contre nous ». Si Obama avait été plus juste, et donc plus sévère vis-à-vis des banques, la situation économique s’en serait-elle trouvée meilleure ou pire ? On ne sait. Mais ce qu’on sait, c’est qu’Obama ne fit rien pour changer quoi que ce fût qui les concernât.

Dans bien d’autres domaines aussi Obama faillit, oubliant les changements qu’il avait promis lors de sa campagne, comme, par exemple, en matière de « sécurité nationale ». Candidat, il s’opposait aux interventions à tout-va des États-Unis dans le monde, il voulait fermer Guantánamo, il allait interdire l’envoi de prisonniers dans les « black sites » de la CIA où se pratiquait la torture, etc. Là encore, une fois au pouvoir, il ne fit rien… Il poursuivit les guerres de ses prédécesseurs, ainsi que la politique secrète de « contre-terrorisme » à l’extérieur. Dans son livre, il accorde deux lignes aux frappes de drones sur le Pakistan, sans préciser que sous sa présidence elles augmentèrent de 700 %.

Bien sûr, Obama obtint quelques avancées sur le plan intérieur, notamment avec son plan de santé, l’« Obamacare ». La discussion qui est faite du long processus qui permit d’en faire voter une version édulcorée met curieusement en avant l’impossibilité de la coopération dont le président semble avoir tant espéré, et prouve plutôt, lorsque le caractère irréconciliable des intérêts en jeu est avéré, la nécessité d’agir vite et fort contre les adversaires. Mais cette manière de faire semble étrangère à Obama qui, dans ce cas précis, a tenté de ménager industries pharmaceutiques, hôpitaux, compagnies d’assurance, médecins, etc., et fini par obtenir certaines mesures de protection, mais qui excluent encore 28,9 millions d’Américains.

Le lecteur s’étonne donc qu’un homme aussi déterminé dans son ambition politique qu’Obama ait pu montrer, une fois au pouvoir, une telle absence de pugnacité pour faire passer les réformes essentielles. Manquait-il d’une vraie vision ? d’une authentique conviction ? d’une intelligence des forces adverses ? Lui-même, prompt à reconnaître certains de ses ratages, se pose la question. Lors de l’échec aux élections de mi-mandat, il suggère ainsi : « Cela ne voulait pas dire que nos idées n’étaient pas les bonnes. Cela montrait simplement que j’avais manqué soit de talent, de sens tactique, de charme ou de chance et n’avais pas réussi à rallier tout le pays sur un projet que je savais juste, contrairement à Roosevelt ». Finalement, alors qu’il s’était vu le président de tous, à l’intérieur d’une consensualité qui s’est révélée imaginaire, il met en avant le facteur racial pour expliquer les oppositions auxquelles il a dû faire face : la présence d’un Noir à la Maison-Blanche aurait été insupportable à une partie de l’Amérique. Peut-être, mais Obama ne fut pas élu une fois mais deux à la présidence.

Il n’est donc pas sûr que ces lectures soient suffisantes ni même justes. Quoi qu’il en soit, dans Une terre promise Obama déroule soigneusement et parfois un peu oiseusement les différents moments politiques de son début de mandat et fait de lui-même le portrait d’un homme sympathique, constamment déchiré entre idéalisme et pragmatisme. Le lecteur reste donc à la fois fasciné par la force symbolique de son accession à la présidence, étonné de l’inefficacité de ses qualités morales et intellectuelles pour la gouvernance d’une nation, et très déçu, si ce n’était déjà le cas, par la minceur de ses réformes et la continuité agressive de sa politique extérieure.

Le prochain tome aura à aborder d’autres questions très graves, que sa gestion ou son absence de gestion rendirent déterminantes, lui faisant perdre des soutiens dans son camp et permettant à l’extrême droite de prospérer : sa politique éducative et migratoire, l’absence de contrôle des armes à feu, le silence vis-à-vis des mouvements Occupy Wall Street et Black Lives Matter… Peut-être aussi, dans ce prochain volume, trouvera-t-on quelques explications plus profondes au fait que son successeur ait été l’antithèse parfaite de ce qu’il avait souhaité incarner.

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