Décamérez ! La belle captive (j15)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quinzième jour de confinement : « une question de calendrier ».

Hommes voltigent de femme en femme comme papillons. Et le plaisir est encore plus piquant quand il est dérobé. Pourtant, jamais ils ne s’interrogent — ils ne peuvent tout simplement pas imaginer leur propres femmes butinées. À leurs yeux, elles restent seules à la maison, les bras croisés.

Décamérez ! La belle captive —  une question de calendrier (j15)

Howard Hawkes, Elizabeth Threatt et Kirk Douglas sur le tournage de « La captive aux yeux clairs »

Ce homme-là était un juge influent. Il ne butinait pas : il était vieux, de santé fragile, peu endurant. Sa petite forme physique ne l’embarrassait pas — elle ne l’empêcha pas d’épouser une femme jeune et jolie, Bartholomée. La nuit de noces fut loin d’être inoubliable. Par la suite, il se gava de médicaments pour réparer ses forces épuisées et, pour pallier son manque de vigueur, il eut l’idée de donner à sa jeune moitié un calendrier d’abstinence. C’était un almanach, du genre de ceux qu’on imprimait autrefois pour les bergers, comme aujourd’hui le calendrier des postes : les saints du jour étaient associés à des tâches et des rituels particuliers ; beaucoup d’entre eux interdisaient, selon notre homme, de se livrer aux plaisirs du corps. A ces jours de fête s’ajoutaient les traditionnels jours de jeûnes, les quatre-temps, le vendredi, le samedi et le dimanche.

Bien entendu, la belle était tenue sous clef. Il l’emmenait simplement régulièrement à la campagne, dans une maison qu’il avait, près de la Montagne Noire. On avait l’habitude d’aller là à la pêche, entre amis.

Les pirates étaient une plaie, en ce temps-là : ils sévissaient partout. Bartholomée fut victime d’un enlèvement. Un jour de pêche, sa barque fut saisie par un corsaire efficace, Pagamin, sous les yeux du mari, impuissant.

Pagamin se félicita de son butin. Il emmena sur son île la captive, effondrée. Il se montra pourtant avec elle étonnamment doux, et attentif. Persuasif. Elle oublia son calendrier, se fit assez vite à sa nouvelle clandestinité. Ce genre de vie lui plaisait.

Le jour, elle était une sœur – la nuit, une étrangère
sujette aux plus étonnantes métamorphoses.

Décamérez ! La belle captive —  une question de calendrier (j15)

Mais le juge était résolu à payer la rançon la plus lourde pour retrouver sa chère et tendre. À force de recherches, il sût où était la prisonnière et se rendit sur l’île, prêt à payer sans marchander. Bartholomée l’avait vu arriver — elle avait une idée.

Le juge entama les négociations en terrain neutre. Pagamin, jovial, reconnut qu’une femme vivait chez lui, mais qu’il ne pouvait dire si elle était la propriété de quelqu’un. Il lui proposa donc de la rencontrer : une confrontation mettrait fin au différend. Pour sa part, il accepterait sans appel le verdict.

Bartholomée parut, brillante comme un astre.

Elle salua et regarda son mari d’un air aussi indifférent que si c’eût été un total étranger, ne lui adressa pas la parole. Le juge fut surpris : il ne s’attendait pas à pareille froideur. « Les chagrins que j’ai eus de la perdre m’ont peut-être changé au point qu’elle ne me reconnaît plus… » À haute voix, il s’apitoya sur son propre sort :

« Mon ange, comme je regrette de t’avoir emmenée avec moi à la pêche ! Depuis l’instant fatal, ce que j’endure est intenable. Et toi, barbare, tu gardes le silence ? Tu ne me reconnais donc pas ?
– Est-ce bien à moi, monsieur, que vous en voulez ? Regardez-moi bien. »

Il n’y croyait pas. Avait-elle oublié un époux qui l’aimait si tendrement ? Peut-être était-elle intimidée… Il demanda au corsaire de le laisser seul avec elle :

« Ma douce espérance, suis-je à ce point défiguré ? 
– Si je ne vous reconnais pas, monsieur, pouvez-vous vous en plaindre ? N’est-ce pas vous qui, tout le temps où nous vivions ensemble, ne me connaissiez pas ? Vous chômiez si religieusement ! Pour célébrer vos fêtes, vous n’avez pas besoin de moi… Mon jardin, vous l’avez délaissé.

Les jours, les nuits ici sont ouvrables. Toute l’année.
Pour se connaître on fait la fête, entrelacés.

J’aime travailler. Les bras ouverts. Tant que je serai jeune, je travaillerai avec cet ouvrier — qui ne se fait pas prier. Les jours d’abstinence ne sont pas de saison. »

C’était, en somme, une question de calendrier.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.