Aristote biologiste

Armand Marie Leroi se donne pour mission de réaffirmer avec conviction le rôle fondateur pour la biologie de la pensée et de la méthode du philosophe antique. Pour l’auteur, Aristote est le premier biologiste et, alors même que la biologie contemporaine le délaisse, son étude est nécessaire pour qui veut donner à la science du vivant tout son sens.


Armand Marie Leroi, La lagune. Et Aristote inventa la science… Trad. de l’anglais par Catherine Dalimier. Flammarion, 560 p., 29 €


Dans cet ouvrage, élégamment traduit en français par Catherine Dalimier, l’amour pour Aristote d’Armand Marie Leroi est patent à chaque page. En s’adressant à un large public, plus ou moins averti des questions aristotéliciennes, La lagune a pour objectif de donner envie de lire Aristote en présentant précisément mais brièvement ses principales thèses sur les sciences naturelles. Pour ce faire, dans un style fluide et donnant l’illusion d’être écrit au fil de la plume, ce livre mélange anecdotes intimes romancées, présentations conceptuelles d’Aristote, exemples biologiques parlants, réflexions philosophiques plus personnelles. La narration s’ouvre ainsi sur le récit de la rencontre de l’auteur avec le philosophe antique dans une librairie de la vieille ville d’Athènes, et aborde tour à tour l’originalité du Stagirite, ce que l’on sait de son départ pour l’Asie Mineure, sa théorie des « quatre causes », de l’âme, de la finalité, sa cosmologie… La lagune se présente comme un numéro d’équilibriste qui allie propos historiques (un bilan des hypothèses sur sa relation avec celui qui deviendra Alexandre le Grand), historiographiques (la question des sources de ses travaux en sciences naturelles), biologiques (riches descriptions anatomiques et morphologiques du caméléon, de la seiche, de l’abeille, du tigre, etc.), philosophiques (quelle biologie Aristote a-t-il proposée ?), pages de la vie personnelle de l’auteur, le tout parfois relevé de traits d’humour bien sentis.

Il sera question ici de voir en quoi la philosophie d’Aristote est une biologie et en quoi son système intellectuel a pour unique but d’expliquer le fonctionnement des animaux ; le Stagirite est le premier scientifique et « sa pensée est devenue notre pensée, sans que nous le sachions ». Pour mener son propos, Leroi se place d’emblée sous l’autorité de Balme, Gotthelf ou Lloyd ; pour l’auteur : « Leurs découvertes se rencontrent à chaque page de ce livre […] C’est pourquoi je ne revendique aucune originalité » – si ce n’est peut-être que sa qualité de biologiste, et non de philosophe, l’incite à aborder Aristote différemment. Sans revendiquer une originalité de fond mais de détails [1], La lagune vise à susciter de l’intérêt pour les questions biologiques chez Aristote. L’objectif de l’ouvrage est double : l’auteur veut montrer qu’Aristote est le premier biologiste de l’Histoire et que son œuvre, qui n’est pas périmée, pèse autant que celle de Linné ou de Darwin.

En cela, il s’agit donc d’abord de présenter l’originalité de la démarche d’Aristote à son époque (au milieu des physiologoi, des empiristes et des platoniciens), d’indiquer en quoi l’élève de Platon est un scientifique, alors même que ses travaux sont une combinaison d’observations anatomiques, de notes de lecture et d’élans théoriques synthétiques. En tant que scientifique, le biologiste antique s’intéresse à la nature, appelée à être définie et cernée par l’intermédiaire des notions aristotéliciennes canoniques de changement, de finalité, de fonction, de forme, de cause, notions qui constituent les grandes lignes de son programme de recherche scientifique.

Armand Marie Leroi, La lagune. Et Aristote inventa la science…

Une série de questions s’impose à Leroi, série qui dénote le point de vue de biologiste de l’auteur. Aristote a ordonné les êtres vivants en genres, en familles, mais cette classification a pour seul but de comparer les fonctions analogues pour aboutir à une vraie explication du vivant, c’est-à-dire à une explication qui livre ce que sont les vivants. Il ne cherchait donc pas à établir une taxinomie pour elle-même.  Mais « si la biologie descriptive d’Aristote n’est ni l’histoire naturelle à la façon de Pline, ni la taxinomie linnéenne, quel est donc son objet ? ». De même, alors que chez l’auteur des Seconds Analytiques, la démonstration scientifique se doit de prendre une forme syllogistique, la multiplicité du vivant ne se plie pas à la précision et à la rigidité du syllogisme ; la biologie aristotélicienne tiendrait donc davantage de la dialectique : quelle méthode scientifique Aristote suit-il ?

La démarche aristotélicienne est guidée par la fin, la finalité ; la question « c’est en vue de quoi ? » est reine. Il s’agit donc de comprendre une partie par sa finalité dans le tout d’un être vivant, mais aussi de voir comment l’environnement et la matière (qui ne se soumet jamais complètement au principe formel) orientent et contraignent la partie finalisée, qui doit, d’une certaine manière, s’adapter ; « la nature de chacun choisit la meilleure des possibilités à sa disposition ». En ce sens, la biologie d’Aristote présente une véritable « gestion économique du corps ». C’est dans ce cadre que l’auteur développe, avec précision et dans un langage simple, le rôle finaliste de l’âme, comme principe d’ordre et principe moteur, mais énonce aussi en détail les théories d’Aristote sur la reproduction, la formation de l’embryon et l’hérédité. Aborder ces sujets est aussi l’occasion d’exposer en regard les propos ambigus que celui qui s’opposait aux matérialistes radicaux tient sur la génération spontanée et sur les vivants qui en sont issus.

Finalement, après avoir traité ces questions avec précision et sans lourdeur de style, Leroi met en perspective les thèses biologiques d’Aristote en les replaçant à la fois dans l’ensemble de l’œuvre du philosophe et dans l’histoire de la biologie. Les êtres vivants appartiennent ainsi de plain-pied au monde sublunaire, qui prend place lui-même dans le cosmos ; dans ce cosmos, les sphères célestes ont quelque chose de vivant ; ces sphères célestes sont mues par des moteurs immobiles eux-mêmes mus par un seul moteur divin, sorte d’animal éternel ; la politique s’explique sur le même modèle que les êtres vivants et constitue une biosociologie ; en un mot, pour Leroi, la biologie tient une place maîtresse dans toute sa pensée qui, par là même, s’articule à partir du propos biologique. Pour citer l’auteur : « Aristote a choisi les êtres vivants comme les plus dignes d’intérêt. Presque tout le reste (sa métaphysique, son système d’explication causale, sa physique, sa chimie, sa météorologie, sa cosmologie, sa politique, son éthique et même sa poétique) porte la trace de cette décision ».

Cette place centrale de la biologie dans son œuvre prouve encore, pour Leroi, qu’Aristote est le premier biologiste et l’inventeur de cette science. D’autant plus que sa pensée a marqué et marque encore la biologie. Ainsi la zoologie, l’anatomie comparée, et même la biologie de l’évolution ou la recherche biomédicale portent-elles une marque aristotélicienne [2] ; et de grands biologistes, comme Von Baer, Linné, Saint-Hilaire ou Cuvier, ont lu Aristote et ont été influencés par sa pensée [3]. Leroi de conclure : « la science moderne s’est bâtie sur les ruines de l’aristotélisme ».

En somme, La lagune traduit le regard qu’un biologiste féru d’Aristote porte sur son héros antique. Alors que les questions de fond qui se posent à l’auteur se retrouvent traitées plus en détail par des philosophes comme Lloyd, Pellegrin ou Morel, l’objectif, nous l’avons dit, n’est pas le même. Alors que ces philosophes s’adressent à un public déjà minimalement au fait de la pensée d’Aristote, Leroi nous présente un livre accessible voulant donner au lecteur le goût d’aller creuser le propos aristotélicien.

Armand Marie Leroi, La lagune. Et Aristote inventa la science…

Armand Marie Leroi © Jonathan Ring

De même que les buts, les perspectives sont différentes. Alors que, pour un philosophe, il va de soi d’étudier le texte aristotélicien pour lui-même, de l’expliciter et de le confronter conceptuellement à ceux d’autres auteurs (notamment à des notions biologiques et à des biologistes d’autres siècles), il semble qu’ici Leroi éprouve le besoin de légitimer la pertinence d’Aristote auprès de son auditoire. En d’autres termes, alors que les études philosophiques confrontent sans complexe le travail naturaliste d’Aristote à d’autres concepts dans des contextes de pensée différents, considérant la science comme une entreprise humaine explicitant les phénomènes naturels, Leroi semble parfois se sentir dans l’obligation de montrer qu’étudier Aristote est utile car ses idées perdurent par-delà les changements de cadres de pensée. En un sens, l’auteur paraît avoir besoin de souligner qu’Aristote était dans le vrai ; le spectre de l’inéluctable quête en avant du progrès scientifique semble par moments planer. Ainsi la cosmologie d’Aristote devient-elle le « côté obscur de sa biologie » et, même si Aristote « a résisté à la tentation évolutionniste », l’auteur précise immédiatement (et au conditionnel) qu’« il aurait pu, pourtant, s’y laisser conduire » ; ce qui, chez Aristote, ne peut pas être appliqué en biologie moderne ou contemporaine serait donc un défaut de sa pensée.

Pourtant, Leroi, tout en montrant en quoi la pensée aristotélicienne a marqué l’histoire et le développement de la biologie, n’est lui-même pas dupe de cette vue simplificatrice : « j’affirme que toutes ces idées qui ont structuré la zoologie moderne se retrouvent chez Aristote, et sont toujours en vigueur. Mais s’agit-il vraiment des mêmes idées ? ». Aristote a sans conteste marqué la discipline biologique et ses grandes idées travaillent toujours la biologie contemporaine, mais son « système » de pensée, comme le nomme parfois l’auteur, n’est bien sûr plus à plaquer tel quel. La rhétorique que nous avons précédemment soulevée ne chercherait-elle qu’à davantage convaincre le lecteur non aguerri ? C’est peut-être la première rançon du large public visé. En effet, quoique ne simplifiant pas à outrance le propos aristotélicien, La lagune reste un ouvrage de vulgarisation qui, en cette qualité, doit faire des choix et trancher pour rendre Aristote accessible à tous et en même temps laisser entrevoir le monde des possibles qui s’ouvre à celui qui décidera de dépasser sa qualité de néophyte.

C’est en cela que La lagune apparaît à mon sens comme une propédeutique à une connaissance plus approfondie d’Aristote. Dans une écriture légère, les courts chapitres riches de détails et d’anecdotes s’enchaînent vite et visent juste ; on termine le livre avec le sentiment d’avoir traversé une myriade de considérations biologiques, philosophiques. Mais, une fois l’excitation de la lecture dissipée, une question se pose : que retient-on exactement de tout ce parcours ? C’est peut-être la deuxième rançon du ton plein d’ardeur de l’ensemble : en donnant un contenu riche, précis, mais sans s’y appesantir, on passe parfois vite d’une considération à une autre. Mais c’est aussi en cela que l’ouvrage donne envie d’aller plus loin. Ainsi, après avoir côtoyé ce livre, le lecteur sera-t-il tout invité à se tourner vers Pellegrin ou Morel, comme semble le suggérer Leroi lui-même, qui nomme Pellegrin au rang de ceux qui, en faisant des œuvres d’Aristote une philosophie naturelle, « nous ont offert un nouvel et passionnant Aristote ».

La lagune répond en ce sens pleinement à son titre : elle est la petite étendue sur laquelle on se penche prudemment depuis le rivage pour commencer à cerner les eaux aristotéliciennes, sans avoir à nager dans la difficile pleine mer. Et pourtant, elle est une invitation à prendre le large et à lire l’Histoire des animaux, les Parties des animaux ou encore la Génération des animaux.


  1. « J’aime à penser qu’un scientifique peut à l’occasion trouver dans les écrits d’Aristote quelque chose qui a échappé aux philologues et aux philosophes. »
  2. Par exemple : « nous devons diviser les classes en cherchant une cause commune jusqu’à ce qu’on ait identifié une cause unique pour chaque effet. Une bonne partie de la recherche biomédicale actuelle suit exactement cette recette » ; « Aristote est un fonctionnaliste aussi résolu que Darwin, aussi résolu que la majeure partie des chercheurs en biologie de l’évolution ».
  3. « Linné, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier (et leurs prédécesseurs) avaient lu Aristote ; Darwin les avait lus ; nous avons lu Darwin. On a la lignée généalogique. »

À la Une du n° 46