Aimer à perdre la raison ?

Pourquoi un écrivain, immobilisé sur un lit d’hôpital, revoit-il Giulia, sa maîtresse, qui tâche de le rappeler à l’ordre de l’amour dans la lumière trop vive de la via Appia Antica avant d’extirper de son sac un petit revolver, qu’il prend pour un jouet, en vérité, ou « une sorte d’accessoire de théâtre, un briquet de salon, peut-être, un bijou nacré, élégant » ? Et ce qui s’ensuit. 


Bertrand Leclair, Perdre la tête. Mercure de France, 256 p., 19,50 €


« Rome, hôpital San Camillo Forlanini, printemps 2015. Cloué jambe en l’air sur un lit médicalisé, celui qui prétend s’appeler Wallace tente de comprendre : l’amour lui aurait-il tourné la tête, au risque de la perdre, littéralement ? » Ne rien céder ni au vertige, ni au renoncement, ni à l’ahurissement progressif, voilà le point d’ancrage résolu du roman de Bertrand Leclair, Perdre la tête : hormis cette ligne de conduite téméraire, il n’y a guère de certitude, n’était la part de fragilité qui se joue à l’envi des personnages. Une labilité, voire une inconstance nécessaire dont il faut répondre au cours du récit mais qui affirme sa force, obliquement instruite par la citation de Georges Bataille mise en exergue : « Écrire est rechercher la chance. » L’impossible, comme le possible, demeure à la merci d’une chance. C’est une vérité admise. Tous deux peuvent se dérober. Le mouvement auquel s’abandonne l’écriture relève de cet aléa inespéré, ou des « cadentia », les choses qui « tombent » sur ce qui échoit, à savoir ici « sa ligne de chance à lui comme dit la chanson ».

Ce sont les débuts merveilleux de l’histoire d’un adultère passionnant, d’un imbroglio romanesque, métaphysique, soumis à la furie décisive du désir, celle de l’érotisme, et de la trahison. Ainsi, à « la plénitude amoureuse de cette chambre-là, tous les épisodes et même les plus désagréables s’en trouvant à leur tour élevés au rang d’épiphanies heureuses, au point que le monde lui-même semblait réenchanté » s’opposent les « chardons ardents » des douleurs psychiques, physiques qui augurent du saut dans le vide élaboré par de « foutus foutraques romanciers ».

Bertrand Leclair, Perdre la tête, Mercure de France

Bertrand Leclair © Cassie Leclair

Certes, à l’aube d’un temps nouveau, ce jour-là… de pur hasard, se superpose rétrospectivement – en un mélange digressif de genres qui paraissent emprunter à la commedia dell’arte – ce qui a été vécu, incompris, dans le tourbillon où se nouent, de manière jubilatoire, faussement naïve et fantasque, l’érotisme, l’impossibilité à vivre et l’état d’innocence perdu : « ce n’était que la seconde fois et quatre heures plus tard il en était encore tout imbibé, ivre du parfum de Giulia, délicieusement humide du désir partagé, c’était euphorisant, ce double jeu, parler de choses intéressantes à Fiorenza attentive dans son rôle de professeur sans rien dire de ce dont il parlait qui l’était tellement plus, intéressant, et pour tout dire qui relevait de la magie, une magie dorée, une magie ailée ».

L’autre versant de l’histoire tient peut-être à cette idée que développe le roman : en travestissant le réel, en se perdant dans des conjectures fantasmées, comment parvenir à rendre l’autre fou, parfois même jusqu’au délire ? « Parce que Giulia est folle, sans doute, de toute façon Wallace a toujours eu une prédilection pour les femmes folles, les femmes folles gentilles, s’entend, pas les femmes folles méchantes aux lèvres amères, mais celles qui sont folles d’avoir le cœur assoiffé et l’esprit ouvert à tous les vents nouveaux, oui, celles-là mêmes qui le sont déjà mais que l’on désire affoler toujours d’avantage, cette idée fixe de vouloir les rendre folles, folles de leur corps et de leur pouvoir sur Wallace. »

Comment ça marche, « ces instants magiques au chant des fontaines », dans le murmure des fontaines, pas loin de la cascade de la Fontana dell’Organo de la Villa d’Este, cet immense théâtre d’eau, avant que tout ne bascule, avant que l’on ne vous tire dessus ? Tant de questions restées en suspens qui incitent Wallace l’étranger à écrire, quelle que soit la ligne de fuite, avant que la tempête ne déboule, avant l’inexorable fracture, car « c’est la tête et les jambes, ton histoire, songe Wallace, fugace, qui se souvient aussi que l’expression marcher droit était récurrente dans la bouche de sa mère ».

À la Une du n° 38