Dans Lézardes, Hélène Frédérick allie un hommage au métier de correcteur d’imprimerie, souvent pratiqué, depuis plus de cent ans, par des militants libertaires, à un hommage à son père, qu’elle assistait parfois dans son atelier de réparateur en électromécanique pendant son adolescence québécoise. Devenue elle-même correctrice à Paris, elle tente, à travers des notes prises dans le « cassetin », des souvenirs plus anciens et des portraits d’hier et d’aujourd’hui, de mieux comprendre un métier dans lequel l’ordre de la page est le plus souvent rétabli par des anarchistes le refusant dans la société. Tout en gardant l’envie de côtoyer la poésie et l’imaginaire quand « on doit passer l’essentiel de son temps à redresser la langue pour la remettre dans le droit chemin ».
D’après le Dictionnaire de l’argot des typographes d’Eugène Boutmy, les lézardes sont des « raies blanches produites dans la composition par la rencontre fortuite d’espaces placées les unes au-dessous des autres ». Exergue du livre d’Hélène Frédérick, cette définition est suivie d’une dernière phrase : « On y remédie par des remaniements ». Mais faut-il vraiment remédier à ces lézardes, qui sont aussi des espaces de liberté, des failles, des brèches « par où se faufiler pour exister », comme le métier de correctrice que l’autrice exerce depuis plusieurs années ?
Entrée dans la profession par besoin de gagner sa vie et de garder du temps et de la liberté pour écrire, la romancière Hélène Frédérick est devenue depuis quelques années ce qu’on appelait encore il y a peu « une rouleuse dans le cassetin », c’est-à-dire une intérimaire travaillant dans le bureau réservé aux correcteurs, traquant coquilles et phrases bancales. Alors, dans Lézardes, elle mêle récit autobiographique et essai sur le métier, à partir des portraits d’« en-dehors » historiques ou contemporains, ces militants libertaires devenus correcteurs, ces « modestes auxiliaires de l’imprimerie », comme les qualifiait encore Le Monde dans les années 1970.

Au commencement, il y a le Québec et une jeune fille aidant son père dans son atelier : « je balaie, je nettoie les pièces d’outils graisseuses avec du distillat de pétrole, je gratte la rouille à la brosse d’acier ou au jet de sable […] j’aide, j’assiste, je classe les pièces neuves […] j’apprends la soudure à l’étain. J’aime voir mon père installer le fil de cuivre immaculé et brillant dans un stator ». Ce père qui travaille et répare en écoutant avec sa fille des cassettes de chansons françaises enregistrées sur Radio-Canada a choisi sa liberté très tôt en refusant de travailler sur les chantiers. Il est le premier « en-dehors » qu’Hélène Frédérick a connu. « Les vrais rebelles ne font pas beaucoup de bruit […]. Ils agissent dans l’ombre et les raisons de leurs gestes échappent aussi aux regards. »
C’est à Montréal que, rebelle silencieuse elle aussi et devenue libraire, elle savoure les plaisirs de la marge en travaillant avec deux autres « en-dehors » : « je laisse tout me traverser, m’imprégner, tout me nourrit, tout est matière ». Puis c’est le départ pour la France et Paris, ville d’adoption, et les longues journées passées à la Bibliothèque nationale pour écrire trois romans. « Entourée de chercheurs ambitieux et de thésards découragés, j’invente la bohème munichoise de 1918, puis une forêt contraire, puis la vallée de mon enfance. […] je tiens bon, Paris se mérite ». Ces trois romans, La poupée de Kokoschka, Forêt contraire et La nuit sauve, ne se ressemblent apparemment pas. En effet, qu’y a-t-il de commun entre l’histoire d’une costumière de théâtre qui confectionne une poupée grandeur nature pour Oskar Kokoschka à l’effigie d’Alma Mahler, son ancienne maitresse, celle d’une jeune Québécoise qui fuit Paris pour retourner dans l’ancien chalet de sa famille, au fin fond d’une forêt, afin de se reconstruire, et une fête adolescente de fin d’année dans un bled de campagne québécois, une nuit, dans les années 1980 ?
Peu de choses a priori, si ce n’est le Québec, décor de Forêt contraire et de La nuit sauve, et ce goût de l’auteure pour le travail manuel et la fabrication d’un objet, qui apparait bien sûr dans La poupée de Kokoschka, mais aussi dans Forêt contraire quand la jeune femme, recluse dans la forêt, bâtit une cabane. Cet intérêt pour la matière, pour ce que l’on façonne, que l’on polit, que l’on corrige, on le trouve encore dans Lézardes, non seulement dans la description précise que fait l’auteure de ses activités dans l’atelier de son père, mais également dans l’appréhension presque physique qu’elle a du métier de correctrice. Ce travail n’est jamais présenté comme une activité manuelle, mais le soin que met Hélène Frédérick à décrire l’endroit où elle le pratique, les objets, dictionnaires, écrans d’ordinateurs qu’elle utilise, et les sensations qu’elle éprouve à réparer des textes, lui donne une réalité plus tangible.
Ce métier que Victor Méric, ancien correcteur devenu écrivain au début du XXe siècle, qualifiait de « havre définitif pour bon nombre de naufragés » a été en effet un refuge pour beaucoup de militants anarchistes depuis la fin du XIXe. Parmi ces « en-dehors » il y a des femmes comme Rirette Maîtrejean qui dirigea le journal L’anarchie avec Victor Serge, et May Picqueray, grande figure de l’anarcho-syndicalisme et correctrice au Canard enchaîné, dont Hélène Frédérick convoque le souvenir tout en s’entretenant avec des correctrices d’aujourd’hui, héritières de ces égéries de la libre pensée, ces révolutionnaires qui, comme l’a dit un jour Victor Serge, « ne peuvent vivre que dans les régimes capitalistes ».

Alternent alors portraits d’héroïnes libertaires d’hier et de correctrices actuelles tout aussi fortes, descriptions du lieu et de la spécificité du travail : « le cassetin est un îlot au milieu des bureaux, un entre-deux-mondes, une bulle […] il faut corriger, redresser formellement et rendre lisible le contenu de textes auxquels, la plupart du temps, vous n’adhérez pas ». Ces descriptions se combinent aux souvenirs d’une adolescence québécoise et de l’apprentissage d’un métier qu’on croyait stable : « Tant d’efforts pour t’éloigner des origines n’auront servi qu’à te ramener au point de départ : ne pas savoir de quoi demain sera fait. Précarité familière ». Ce récit a pour narratrice, suivant les chapitres, la je des souvenirs de jeunesse ou la tu d’une vie parisienne plus contemporaine, et Hélène Frédérick décrit ce qu’elle vit et ressent d’une écriture à la fois poétique et très précise qui capte immédiatement l’intérêt.
Lézardes ressemble par moments à un journal intime, débarrassé des réflexions inutiles inhérentes au genre. Mais on y trouve toutes les questions que se pose l’auteure sur le métier de correcteur, dont elle découvre l’histoire, son envie d’intégrer ce monde entre-deux, dans la marge, où le temps est comme suspendu : « je cherche des lézardes dans lesquelles m’engouffrer ». Son désir d’entrer dans la faille, d’arriver dans « l’espace, même infime d’une histoire à inventer » et sa passion pour l’œuvre de Réjean Ducharme, l’en-dehors des en-dehors, qui fut lui aussi un temps correcteur dans un journal au Québec, pendant que dans ses romans « il tord la grammaire, il l’abîme, il la malmène d’une manière d’autant plus subversive qu’il la maitrise parfaitement ».
Les phrases d’Hélène Frédérick ne sont pas bavardes, elles contiennent parfois des silences, comme des pauses musicales, un temps d’observation, suivi de quelques petits mots serrés, puis la langue se détend et la phrase reprend : « Écrire c’est aussi regarder. Le regard reste libre et peu à peu le corps, lié au désir et ainsi à l’écriture, se libère. S’appartenant, la langue peut à nouveau se livrer. »
Lézardes est un long poème en prose ressemblant à un essai sur le métier de correcteur, un récit autobiographique proche du journal, un livre singulier qui répond parfaitement à ce souhait de l’auteure : « Fiction, poésie ou récit, on écrit pour connaître ». Un livre qu’on a envie de relire dès la dernière page tournée car, pour reprendre l’expression du grand-père d’Hélène Frédérick : « rendu au boute, ça r’vire » .
