À quoi bon des poètes en temps de détresse ?

Le deuxième film du réalisateur colombien Simón Mesa relate, avec un humour acerbe teinté de mélancolie, les affres d’un poète maudit autoproclamé. Dans cette satire immanquable sur l’échec du geste artistique, on découvre aussi le portrait d’une société en crise où la poésie peine à trouver sa place.

Simón Mesa | Un poète. Colombie, 2025. Durée : 2 h

Medellín au XXIe siècle. Invité à une émission de télévision pour tenter de vendre ses livres, le poète Oscar Restrepo se retrouve sur un plateau d’une laideur abyssale, entre le maire d’un petit village venu promouvoir la fête locale et un chanteur de reggaeton à l’arrogance affichée. La présentatrice l’invite à faire entendre sa voix : « allez, lisez-nous un beau poème d’amour pour nous émouvoir ». Comme il tarde à trouver le poème qui attendrirait son interlocutrice, le poète viscéral est rattrapé, dépassé par le temps du direct : place alors au chanteur de reggaeton qui déverse sa chanson aux paroles creuses, vulgaires et misogynes. Cut.

Primé à « Un certain regard » lors du festival de Cannes, Un poète raconte la rencontre catastrophique entre un écrivain raté et une adolescente douée pour l’écriture. Aussi pathétique qu’émouvant, Oscar Restrepo se complaît dans le cliché du poète maudit mais, contraint d’aider sa fille (avec l’espoir de se faire aimer d’elle), il accepte d’enseigner la philosophie dans un lycée public. Il y découvre Yurlady, adolescente issue des faubourgs miséreux de Medellín, qui aime écrire des poésies naïves sur les choses simples. Mais les mots de Yurlady sont comme un choc pour le professeur, qui décide alors de se muer en Pygmalion et d’encourager son élève à se présenter à un concours de poésie : la rage nocturne et désespérée d’Oscar succombe à la douceur lumineuse des mots d’une jeune sans grande culture et qui ne veut surtout pas vivre à la merci des Muses. Elle ne veut pas être poète ; elle, elle rêve de poser des faux ongles.  

Un poète de Simón Mesa
« Un poète » (2025) © Juan Sarmiento G.

Pessimiste, désespéré et émaillé de séquences à l’humour corrosif, Un poète est la satire d’une société où la poésie semble devenue inutile. Rien ici ne vire vers la fable édifiante d’un professeur qui révélerait à ses élèves les possibilités infinies du langage poétique : c’est à peine si l’un d’entre eux se demande si en écrivant un poème il pourrait séduire une fille. Le centre du récit est plutôt l’« inappartenance » d’un poète fantasque et vieillissant. Oscar Restrepo, incompris et sans gloire, ne trouve pas sa place parmi ses contemporains. Issu de la petite bourgeoisie, vivant aux crochets de sa mère et entouré de compères aux idées délirantes, il s’identifie, dans ses diatribes avinées, à Charles Bukowski et se voue à son exact opposé, José Asunción Silva, poète et aristocrate raffiné au visage angélique, mort par suicide à trente et un ans. Dans Un poète, la poésie non seulement ne fait plus rêver, mais elle échoue à interpeler son temps. Restrepo n’est pas plus Pygmalion que chantre de sa génération. Yurlady, la jeune fille qui écrit si bien, n’est elle-même qu’une adolescente aspirant à la normalité de son milieu et de son époque. L’invitation au concours de poésie que le personnage principal décroche pour elle révèle les grandes inégalités sociales du pays ainsi que l’opportunisme et la pusillanimité des poètes institutionnels. La famille dysfonctionnelle de l’adolescente montre qu’il n’y a pas de petits bénéfices et ainsi de suite ; la veulerie de la société contemporaine ne connaît pas de répit.  

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Vaincre le hasard mot par mot, écrivait Mallarmé, est le rôle de la poésie. Et, prenant la tangente des clichés avec brio, le scénario d’Un poète surprend dans sa première partie. Le film trouve sa force inaugurale dans l’art du détail, la maîtrise de réjouissantes ruptures de ton, une bande-son riche et un sens très précis du montage. Tourné caméra à l’épaule et en 16 mm, on découvre un style vivace et exigeant, digne d’un grand formaliste. Or, si le poète du titre est un personnage sans qualités dans un monde qui ne sait plus exprimer son abattement, le film révèle un comédien non professionnel hors pair. La caméra s’attarde jusqu’à la jouissance sur les allures batraciennes, le physique irrégulier et parfois monstrueux d’Ubeimar Rios ,instituteur et métalleux dans la vraie vie. Il insuffle une amertume douce, quelque chose d’irrémédiable, de vague et de terrible au poète raté qu’il incarne. Grâce à Rios, le personnage atteint une grâce inouïe malgré sa mauvaise foi, sa complaisance de victime et son égoïsme sans bornes. Et qu’il est jouissif pour un film de déboulonner les astres de la littérature latino-américaine, ne serait-ce que par provocation. Nos idoles n’en sortiront que plus lumineuses après les vilénies de l’ivrogne aigri et burlesque. En attendant, c’est à lui que nous succombons, à ses monologues d’oiseau obscène et désespéré, à sa verve délurée. Détestable souvent, attachant si l’on veut mais surtout puissant : tout ce qu’il touche s’affole et s’effrite. Le cinéaste Simón Mesa suggère que c’est peut-être là la véritable vocation du poète à notre époque : être l’agent du chaos, le nommer et l’exalter.