Après Nancy Huston dans Lignes de faille (Actes Sud, 2006), Oscar Lalo dans La race des orphelins (Belfond, 2020) ou encore Caroline De Mulder dans La pouponnière d’Himmler (Gallimard, 2024), le philosophe Matthieu Niango revient sur l’histoire glaçante du programme Lebensborn, qui visait, sous l’impulsion de Himmler, à soutenir la natalité dans le Reich tout en renforçant la prétendue « pureté de la race aryenne ».
Le fardeau est un roman ; c’est ce qu’on lit dès la page de titre ; c’est ce que montrent à l’envi la grande maîtrise narrative, l’habileté du montage chronologique ou les pages dans lesquelles l’auteur revendique la valeur heuristique de l’imagination pour reconstituer l’Histoire ou la trajectoire d’une vie. Mais ce très beau roman se distingue des ouvrages mentionnés ci-dessus en ce qu’il s’offre d’abord à nous – à l’instar de Lebensborn, le roman graphique d’Isabelle Maroger (Bayard, 2024) – comme un récit d’enquête doublé d’un récit de filiation : Matthieu Niango y retrace, à la première personne, une quête identitaire commencée à Jouy-sous-les-Côtes, village de la Meuse, le 9 juin 2004.
Ce jour-là, au lendemain d’un deuil familial, sa mère, Gisèle, réunit ses enfants pour leur annoncer l’impensable : « Je suis arrivée ici à deux ans et demi. » « Mémère », explique-t-elle, n’était pas sa mère biologique. Les questions fusent, bien sûr, mais les réponses ne viendront qu’au bout de deux décennies, au terme d’une série de découvertes, de rencontres et de voyages qui donnent au Fardeau l’allure d’un roman picaresque : Gisèle n’est pas née à Bar-le-Duc, comme l’affirme son état civil, mais au château de Wégimont, l’unique Lebensborn de Belgique ; son géniteur était un officier SS prénommé Otto ; sa mère, Margit Sestura, ouvrière hongroise, était la fille d’un commerçant juif ; elle ne s’appelle pas Gisèle Marc, du nom de ses parents adoptifs, mais Gizela Sestura ; elle se croyait française, d’une famille catholique, et se découvre un peu belge, hongroise, juive – et liée malgré elle au projet nazi.
Tel est le fardeau qui pèse désormais sur elle : « Elle a honte d’avoir été programmée pour cela : dominer, détruire, tuer. On a beau lui dire qu’elle n’y est pour rien. On peut parfaitement avoir honte de ce dont on n’est pas responsable. J’ai éprouvé de la honte quand une femme ne m’a pas ouvert la porte d’un appartement que je venais visiter pour le louer, après avoir constaté, par la fenêtre, que j’étais noir de peau. »

« Noir de peau », oui, car à l’identité plurielle héritée de sa mère, Matthieu Niango mêle tout ce qu’il tient de son père, Anga Justin Niango, natif de Côte d’Ivoire et issu du peuple attié. « Ma mère est née dans une pouponnière nazie. Mon père est noir, et moi métis. » Telle est la donnée première sur laquelle repose le roman tout entier, et qui assure sa singularité parmi toutes les œuvres inspirées par les Lebensborn : l’auteur aborde son récit à partir du métissage, qu’il s’agisse de mettre en évidence ce qu’il peut avoir de cocasse en situation (Gisèle/Gizela « rappelle qu’avec elle “papa Himmler a raté son coup” car elle a eu des enfants métis – ou cette variante : “Papa Hitler ne serait pas content de sa fifille…” ») ou, plus gravement, de nourrir une réflexion profonde sur des questions comme l’identité, le déterminisme ou l’immigration (« il n’y a pas d’immigration heureuse »), ou encore de dénoncer le racisme dont les nazis, hélas, ne conservent pas le monopole : « Si les racistes qui plusieurs fois ont dessiné une croix gammée sur la porte de notre maison à Nancy, et même tenté d’y mettre le feu, savaient ! »
Dès lors, même si le récit d’enquête remonte jusqu’aux années 1910 (avec l’histoire reconstituée de Pál, le père de Margit), c’est sur un parti pris résolument présentiste et personnel que s’élabore Le fardeau. Analogies, jeux d’écho, empathie assumée : Matthieu Niango parle de lui à travers ses personnages et d’eux à travers lui. Le récit de la naissance de Gizela ravive ainsi le souvenir de celle de Georges, son fils, en 2022 ; la mort de Pál, l’aïeul découvert au cours des recherches, est l’occasion d’un bref mais magnifique tombeau du père, décédé en 2008. Tel passage consacré au séjour de Margit à Nancy, en 1943, se donne à lire comme la rêverie tendre d’un auteur personnellement impliqué : « Je la vois qui se penche sur le bastingage du canal, me promène avec elle dans le parc de Pépinière. Elle s’assoit sur un banc, celui que je préfère, à l’entrée de la roseraie, près de la statue blanche où un Gaulois musclé comme un Aryen maîtrise un homme à tête de bouc : cette allégorie de la France victorieuse la fait rire, vu ce qu’elle a pris. Elle caresse tristement son ventre. » Ailleurs, c’est une formule brillante et douce qui vient concentrer toute l’humanité qu’on devine chez l’auteur : après un témoignage assez accablant sur Margit, qualifiée par un proche d’« horrible » et de « colérique », s’esquisse le portrait bouleversant d’une femme qui « n’avait à offrir que la violence reçue ».
Mais c’est peut-être lorsqu’il est question de la mère, Gisèle/Gizela, que cette humanité, toujours associée à une grande acuité psychologique, s’affirme au plus haut point. Le fardeau n’est pas seulement un superbe roman sur les Lebensborn ou un poignant récit de filiation, c’est aussi le portrait sensible d’une femme de notre temps, ancienne directrice de crèche à Nancy, dont les émotions ne cessent d’évoluer au cours du récit : enthousiasme communicatif (« quand il avait quatre ans, mon fils Gaspard m’a demandé : “Pourquoi Mamouche – c’est ainsi que ses petits-enfants la nomment – elle est toujours contente ?” »), morosité subite, désir d’en savoir plus sur ses origines, joie de se découvrir un demi-frère à presque soixante-dix ans, mais aussi, après la rencontre post mortem avec sa mère biologique, la culpabilité et « la peur de donner son affection filiale à quelqu’un d’autre qu’à celle qui l’a élevée ». Sous ces notations psychologiques vibre, comme une basse continue, l’expression d’une angoisse diffuse devant l’affaiblissement progressif d’une mère désormais octogénaire : « Le week-end d’après, j’emmène les enfants la voir parce qu’ils la réclament. Et puis, je me demande si ce ne sont pas les derniers moments où ils pourront un peu échanger avec elle. Odile est toute sérieuse sur le vélo derrière moi en allant à la clinique. Elle a son beau regard au loin, ses grands yeux bleus pleins de lumière, ses sourcils froncés. Elle ne parle pas. »
À propos de son père, Matthieu Niango écrit : « J’ai pensé à la phrase de l’Évangile, prononcée par Jésus à son dernier repas : “Vous ne m’aurez pas toujours”. » Il est peut-être là, aussi, ce « fardeau » qui donne son titre au roman : ce n’est pas seulement celui qui pèse sur une mère honteuse de sa naissance, ni celui d’un écrivain qui peut déclarer « je suis lié à lui » à propos de Himmler, mais aussi celui qui ne peut qu’accabler tout orphelin en puissance, amené à se poser la grande question barthésienne : « Quel Lucifer a créé en même temps l’amour et la mort ? »
Dans l’un des derniers chapitres, Matthieu Niango confesse ce qu’il appelle sa « difficulté à aimer ». Tout son livre démontre le contraire, et ce n’est pas là la moindre de ses beautés : il dit l’urgence à dire l’amour.