Quel bilan de santé pour l’État chinois ?

Il est rare de voir l’État chinois taxé d’impuissance et le Parti communiste qualifié d’« avant-garde de la classe capitaliste internationale ». Telle est pourtant la thèse contenue dans l’étonnant recueil de textes produits en anglais par le collectif Chuang, publiés en français par Niet!éditions.


Chuang, Contagion sociale. Trad. de l’anglais par Pablo Arnaud. Niet!éditions, 320 p., 9 €


Toutes les contributions sont anonymes, de même que les personnes interviewées. L’introduction précise seulement que le collectif Chuang « est un projet fondamentalement communiste et international » qui s’attache « à comprendre le capitalisme réellement existant, en identifiant ses contradictions centrales et les luttes qui en découlent, et en indiquant du même coup les leviers à actionner et les limites à dépasser pour renverser ce monde et construire le prochain ». De fait, le propos est très idéologique, avec son lot de raccourcis et de phrases chocs qui peuvent agacer le lecteur, voire décrédibiliser certains passages. L’ouvrage propose néanmoins une analyse de l’État chinois et de l’exercice de son pouvoir qui peut être intellectuellement stimulante, à défaut d’être convaincante.

Contagion sociale : quel bilan de santé pour l’État chinois ?

Statues de Karl Marx et de Friedrich Engels à Shanghaï (2007) © CC3.0/Georgio

Les quatre textes explorent, par différents biais, la réponse de l’État chinois à la pandémie et tentent d’en tirer des conclusions quant à la nature même de cet État. Le premier essai, qui donne son titre au recueil, a été publié sur le site internet du collectif Chuang en février 2020. Alors que la pandémie paralyse Wuhan, l’auteur étudie les relations entre la concentration des moyens de production et la propagation des épidémies (SARS, grippe aviaire, grippe porcine). Puis, à partir d’exemples concrets de méthodes de gestion de la crise sanitaire à Wuhan, il amorce la thèse qui sera développée à la fin de l’ouvrage : l’État chinois a dû s’appuyer sur la mobilisation spontanée de la population pour lutter contre la pandémie, ce qui illustre les limites structurelles de son pouvoir.

La deuxième contribution, intitulée « L’organisation des travailleurs en temps de pandémie », est un article anonyme initialement publié en mai 2020 sur le blog chinois Worker Study Room. Traduit et introduit par le collectif Chuang, ce texte est présenté comme « l’expression de l’un des courants de gauche les plus intéressants dans la Chine contemporaine, qui se consacre prioritairement à l’enquête ouvrière et la transmission des récits prolétariens sur les lieux de travail ». Il décrit les conditions de travail et les actions des ouvriers dans la région du delta de la rivière des Perles pendant et après les confinements. Il en ressort que, face à la pandémie, la contestation ouvrière s’est mise en sourdine. L’entraide s’est organisée localement par la distribution de masques pour les travailleurs du nettoyage ou par le partage d’informations en ligne. Le retour au travail s’est fait de façon chaotique, en l’absence de directives claires et unifiées, notamment au sujet des impayés de la période du confinement.

Toutefois, les revendications salariales qui se sont exprimées à ce moment-là sont restées sporadiques et fragmentées, sans qu’aucune dynamique collective puisse se mettre en place. Surtout, et contrairement à ce qui a pu se passer notamment aux États-Unis avec le « big quit », les ouvriers chinois ne se sont pas retrouvés en position de force quand l’activité économique a redémarré. En Chine, le nombre de faillites a augmenté, les heures supplémentaires ont diminué, les arrêts de travail et les licenciements se sont multipliés : l’année 2020 a compté moins d’actions collectives que 2019. Même chez les cols blancs, la pandémie et ses conséquences économiques ont entrainé diminutions de salaires et licenciements. En Chine, le covid a été synonyme d’une dégradation générale des conditions de travail : « Au bout du compte, les entreprises comme le gouvernement auront tiré parti de l’épidémie pour renforcer leur attaque contre les intérêts des travailleurs. Les formes d’emplois précaires et informels se sont multipliées, et le terrain des luttes ouvrières s’est objectivement détérioré ».

Contagion sociale : quel bilan de santé pour l’État chinois ?

La maison de Li Hanjun a accueilli le premier congrès du parti communiste chinois, dans la concession française de Shanghaï, en juillet 1921 © CC3.0/Pyzhou

« « Dès qu’il y a le feu, on prend la fuite » : entretiens avec des amis de Wuhan » constitue la troisième partie de l’ouvrage. Il s’agit de la retranscription d’un entretien réalisé par Chuang fin 2020 avec trois membres d’un collectif de la banlieue rurale de Wuhan. Le but est de décortiquer les mesures adoptées pour lutter contre la pandémie, en se concentrant sur le rapport entre directives centrales et réalités locales. Les questions, assez orientées, insistent sur les errements des premières décisions officielles, et sur le développement d’initiatives locales et spontanées (distribution de masques, de nourriture, aide aux transports des soignants), ultérieurement reprises en main par les autorités. Mais les réponses sont souvent plus floues que les questions, et l’ensemble manque un peu de pertinence.

Le dernier essai, « La pandémie éclaire la grande unité de tout sous le ciel : sur l’État qui vient », est de loin le plus abouti. Il reprend les idées directrices des textes précédents pour les porter à un niveau plus théorique et analyser, à la lumière de la pandémie, le processus de construction de l’État chinois. Il s’ouvre sur un bref rappel de l’histoire des liens entre pouvoir central et autorités locales, de l’Empire jusqu’à la période contemporaine. L’État dynastique est ici comparé à un « pont flottant » : l’aristocratie locale, seul point de contact avec la population, jouait le rôle de flotteurs sur lesquels s’appuyaient l’État bureaucratique et la cour impériale. Le régime communiste, baptisé dans ce texte « régime de développement socialiste » pour la période 1949-1990, a tenté de transformer ces ponts flottants en « mangroves » : les racines de l’État sont alors censées plonger directement au cœur de la population grâce aux administrations locales. Mais les réformes libérales initiées par Jiang Zemin auraient entrainé une rétractation de l’État, un renforcement des autonomies locales et donc des liens communautaires informels. Le tout au service du capitalisme, affirme l’auteur, pour qui « l’État chinois n’a donc pas été remplacé par les mécanismes du marché, mais a plutôt été restructuré pour les soutenir ». On peut douter des conclusions, mais l’analyse propose des pistes de réflexion intéressantes sur l’articulation entre le centre et le local.

Contagion sociale : quel bilan de santé pour l’État chinois ?

Le texte s’attelle ensuite à une description minutieuse des structures locales de pouvoir, en se servant, pour les identifier et évaluer leur rôle, de leurs actions au moment de la pandémie. Cette méthode conduit l’auteur à répertorier « un ensemble d’organes administratifs locaux et d’agences auxiliaires qui se situent à l’intersection de l’État et de la population dans son ensemble ». On retrouve donc, sans surprise, les comités de village et les comités de quartier, liés à la fois à l’administration d’État et au Parti, ainsi que les commissariats de quartier. L’analyse inclut également, et c’est moins attendu, les agents de sécurité, les autorités de gestion immobilière, et les services médicaux locaux. Très actifs au moment de la pandémie, ces organismes ont tous œuvré dans le sens de l’État. C’est également le cas des groupes de volontaires civils qui sont apparus début 2020. Qu’ils aient collecté des fonds, distribué des masques, organisé des services de voitures privées pour le personnel soignant, relayé des informations ou encore installé des barrages à l’entrée des quartiers ou des villages, « les bénévoles sont largement demeurés apolitiques, quand ils n’ont pas renforcé leur foi dans la mission sociale et civilisationnelle de l’État chinois », regrette l’auteur.

Ce sont les actions spontanées de la population qui ont contribué à contenir le covid, plus que les décisions erratiques d’un État central faible, conclut le texte. L’État se contente d’intégrer a posteriori les initiatives qui vont dans son sens : « Toute faiblesse est revendiquée après coup comme une force ». On pourrait, à l’inverse, considérer que cette capacité de l’État chinois à créer les conditions pour que la population agisse dans son sens, et non contre lui, est un signe de sa puissance et de son efficacité.

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