Traduire la guerre

En temps de guerre, les mots les plus simples deviennent difficiles à traduire, et le poids dont ils pèsent sur le conflit et sur le récit qu’on en fait n’est pas plus innocent qu’anodin.

Appelons-le Antoine.

Antoine est né dans la province du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo (RDC). Depuis la fin des années 1990, cette région est en proie à de multiples conflits armés, menés à tour de rôle par des forces gouvernementales, nationales ou étrangères, par des rébellions, des milices, ou encore des groupes dits « d’auto-défense » appelés « Mayi-Mayi » – un nom issu de rituels d’invulnérabilité basés sur l’eau (mayi, en swahili).

En 1999, à l’âge de treize ans, Antoine a rejoint l’un de ces groupes. Au gré des alliances et des mésalliances, des accords de paix et des batailles, il a combattu au service du gouvernement ou bien pour le compte de rébellions. Il raconte cela en swahili à Goma, capitale du Nord-Kivu, à plusieurs milliers de kilomètres de Kinshasa, capitale de la RDC. Un interprète m’aide à transcrire ses propos. Antoine parle aussi le hunde (la langue de son peuple), le lingala (la langue parlée à Kinshasa) et le français (la langue héritée de la colonisation belge).

Pourquoi vous dire tout cela ? Parce que, tout au long de l’entretien, Antoine emploie un mot swahili, simple en apparence : jeshi. Littéralement, il s’agit de l’armée, régulière, conventionnelle, respectant les règles du droit de la guerre, voire du droit international. Il aurait pu trouver un équivalent pour dire « milice » ou « groupe armé », mais il a choisi ce mot-là. Antoine insiste sur les grades, les postes et tout ce qui a fait sa carrière « militaire ». Devant ma confusion, il précise en français : « Je faisais partie des forces négatives ». Que signifie jeshi, alors ?

Cette modeste question de traduction posée par « le terrain » n’est pas sans rapport avec la réalité de la guerre telle qu’elle a pu être vécue par Antoine. En corsaire, ou en mercenaire, le jeune homme se battait avec qui voulait ou qui payait, suivant les décisions du chef auquel il était associé. Et nombreux sont les miliciens qui, comme lui, se désignent comme les « vrais militaires », critiquant les logiques partisanes qui traversent l’armée congolaise, où beaucoup de soldats, intégrés après avoir quitté les différentes rébellions, conservent des loyautés personnelles et intéressées.

Traduire la guerre Congo

La mission de protection de la paix de l’ONU dans le Nord-Kivu

Comment traduire ce qu’Antoine dit de son expérience des années plus tard ? Que signifient les mots « armée », « groupe armé », « milice », « rébellion », « guerre » et « paix » quand chaque définition s’effondre devant les contradictions de l’histoire ? Et de quelle manière rester fidèle au mot, tout en s’ouvrant au lecteur pour qui on le traduit ? Encore faut-il savoir à quel lecteur on s’adresse. On peut en tout cas parier qu’il se trouve éloigné du contexte des conflits congolais.

Les enquêtes conduites par les chercheurs et les journalistes à l’étranger se confrontent inévitablement à ce genre de question. La plupart du temps, ils ne s’en embarrassent pas ; y prêter attention leur permet pourtant de pénétrer un peu plus la réalité sociale qu’ils reconstituent tant bien que mal. Surtout, semble-t-il, là où prendre les armes est un métier comme un autre et où l’instabilité a tant duré qu’elle est devenue la norme de la vie sociale.

De même que la guerre dit beaucoup des sociétés, les mots de la guerre disent beaucoup des langues et des paroles humaines. Les laisser dans leur langue d’origine, c’est risquer de ne jamais leur faire traverser les frontières ; les inscrire dans une autre, c’est risquer de les faire vivre en exil pour toujours. Bref, sans doute plus que les trahir, traduire, c’est risquer la vie des mots. Plus qu’à trouver « le mot correct », nous avons sans doute à traduire l’histoire à laquelle ils ouvrent.

Ainsi, dans un pays voisin de la RDC, le Burundi, je fus surpris d’entendre le même mot pour désigner les événements en cours et les événements passés, les disparitions qui ont lieu depuis 2015 et la guerre civile qui a meurtri le pays à partir de 1993 : amagume. Il signifie littéralement « la crise », mais vous pouvez le traduire autrement.


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