Cindy_16 doit son titre à l’étrangeté d’un pseudonyme, reflet d’intentions insaisissables pour le jeune Louis-Daniel Godin. Le récit explore la relation qu’il a entretenue avec Marc-Alain Gauthier-Gagnon à un âge où il n’avait ni les repères ni la maturité pour en saisir la nature. Face à un homme plus âgé dont les dérives étaient méconnues, le narrateur dévoile un lien où désir, solitude et inexpérience s’entrelacent, dessinant un territoire fragile, dangereusement ambigu et profondément inquiétant.
Dès les premières pages, le choix narratif s’impose comme une clef de lecture décisive. Abandonner le je au profit du on, c’est convoquer non pas l’adulte d’aujourd’hui mais l’adolescent vulnérable qu’il était, encore soumis à ses pulsions et ses incertitudes. Après tout, Rimbaud écrivait « Je est un autre ». Ici, le on fait entendre cette altérité, mais aussi les expériences partagées par d’autres adolescents concernés. Le retour au je marque la rupture, la reprise en main et la confrontation avec ce que l’on ne pouvait nommer.
Le tour de force réside dans ce jeu de narration où l’auteur, pour se protéger et pousser la réflexion plus loin, confesse s’éloigner de Marc-Alain, lui octroyant des aspects qui ne le concernent pas directement. Il s’agit d’exposer cette relation qui pourrait se rejouer ailleurs, avec un autre adolescent et un autre adulte. L’impersonnalité atteint l’agresseur tout en amplifiant l’universalité de l’expérience.

Cette manière de relater les faits, avec prudence et minutie, rappelle la démarche de Christine Angot, ce que le texte reconnaît explicitement. Même refus de l’interprétation hâtive, même effort pour rester au plus près des faits, même attention portée à ce qui résiste à la parole. Cindy_16 aurait pu basculer du côté de l’enquête ou de l’essai juridique, devenir un contre-dossier sur Marc-Alain, mais l’auteur choisit un terrain plus intime, celui d’une mémoire qui hésite, se déforme et tente malgré tout de comprendre sans juger ni conclure trop vite.
Le projet tient à cette position d’équilibre : expliquer ce qui a eu lieu sans dramatiser. Attendre la mort de Marc-Alain pour écrire, tenir compte de ses arrestations, accepter qu’il soit qualifié de délinquant sexuel et envisager la possibilité d’avoir été victime. Mais victime de quoi ? La qualification de « détournement de mineur » se révèle soudain moins évidente, surtout lorsqu’on croyait consentir, lorsqu’on croyait désirer. À l’adolescence, le désir circule et déborde. Il cherche l’expérience pour mieux se comprendre lui-même. Le livre rend cette confusion perceptible avec une précision presque clinique.
« Et quand elle n’est plus là, la douleur, on n’est pas convaincu. On veut vérifier si elle est encore là. » Cette phrase, placée au cœur du récit, dit la peine et l’égarement de Louis-Daniel Godin dans une relation qu’il ne comprenait pas. Elle dit aussi la manière dont la mémoire travaille. Elle glisse, décompose, intensifie et oublie. Cindy_16 n’est pas une enquête précisément parce que la mémoire ne peut pas l’être. L’auteur embrasse cette matière mouvante pour tenter de comprendre Marc-Alain, mais aussi pour se comprendre lui-même. Sa jeunesse, le manque de vigilance de l’entourage, le consentement tacite de certains adultes, l’absence totale d’accompagnement. Au fond, il était seul à un âge où le désir se cherche, se risque et veut tout essayer.
Le récit aborde également la question de l’anormalité telle qu’elle se dépose sur un adolescent homosexuel. L’identité encore fragile, la difficulté d’assumer ses désirs, l’impression d’être déjà hors norme. Autant d’éléments qui participent à l’emprise et à la confusion entre ce qui est choisi et ce qui est imposé. L’auteur n’élude pas le fait qu’il a désiré Marc-Alain, qu’il a cherché son regard, tout en se demandant si ce désir constituait déjà une vulnérabilité, une manière d’être détourné au sens premier du terme.
« On a l’impression que tout le monde pourra comprendre ce qu’on a dans la tête si on l’écrit bien. Mais c’est un leurre. Bien écrire ne suffit pas. Il y a toujours un reste, quelque chose qui ne passe pas d’une personne A à une personne B. » Cindy_16 reconnaît ce reste, cet irréductible qui échappe au langage. C’est un livre pudique et précis, qui avance à tâtons, conscient de ses limites autant que de sa nécessité. Il raconte un malentendu profond, celui d’un adolescent livré à lui-même, persuadé de comprendre ce qu’il vivait alors qu’il n’était pas en mesure de le discerner. C’est cette solitude, cette exposition à l’inexpérience et à l’emprise, qui confère au récit toute sa puissance et sa profondeur.
