Les revues aident à entrer dans des œuvres, à découvrir des langues, à comprendre des écrivains. Elles ouvrent des espaces critiques essentiels et proposent des lieux d’échanges plus que privilégiés. Plongeons dans ce travail au plus près des œuvres avec La Femelle du Requin qui fête ses trente ans, Europe et La revue de belles-lettres.
Depuis trente ans – c’est votre anniversaire cette année –, La Femelle du Requin explore la littérature contemporaine avec une curiosité qui paraît infinie. D’où vient ce désir de découvrir des écrivains, de plonger dans des univers fictionnels ?
La revue est née en novembre 1995 à l’Université Paris III, alors à Censier. Les quatre membres fondateurs avaient tous entamé d’autres études avant de se diriger vers les lettres, ce qui était donc un vrai choix. Créer une revue apparaissait comme le prolongement naturel de ce que nous étudiions et qui nous passionnait : comme les surréalistes, comme les écrivains du Grand Jeu, il s’agissait de se donner un espace collectif où réfléchir, confronter, expérimenter, pratiquer la littérature. Dès le numéro 9, au bout d’un an et demi, nous avons éprouvé le besoin d’accompagner nos textes d’un dossier portant sur un écrivain essentiel pour nous : Pierre Michon, puis François Bon, Claude Simon, Cormac McCarthy. À partir du numéro 13, nous avons voulu enrichir le dossier d’un entretien de fond sur l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Nous sommes allés rencontrer Jacques Serena chez lui, il nous a parlé tout l’après-midi, et c’était parti. Au fil du temps, cette activité critique a pris de plus en plus de place, même si nous conservons dans chaque numéro un cahier fictions.
Découvrir des écrivains, plonger dans des univers fictionnels, c’est appréhender d’autres vies que les nôtres mais aussi parfois découvrir des échos de celles-ci. Il y a le plaisir de lire des langues différentes liées à des pensées différentes, de voir comment pensée et langue sont liées. Il est aussi intéressant de prendre acte du passage du temps, avec des styles et des univers fictionnels qui évoluent. Bien sûr, les désirs de plaisir et d’évasion sont présents comme pour tout lecteur. La chance que nous avons avec les auteurs contemporains est de pouvoir tenter de comprendre ce qui les anime, de tenter de percer le mystère de la création. Tentative sans doute vaine, mais que l’on ne peut plus faire avec les auteurs disparus. Chaque univers fictionnel nous apporte des réponses différentes, ce qui nous donne envie de rencontrer de nouveaux auteurs.
Chaque livraison donne la parole à un auteur, lui accorde un espace exceptionnel de discussion d’une œuvre et du travail de l’écriture. Comment réalisez-vous ces entretiens ? Pourquoi la forme directe de l’échange se loge-t-elle au cœur de vos numéros ?
La rencontre avec l’écrivain(e) est l’aboutissement de plusieurs semaines de lecture de l’ensemble de son œuvre ou presque. L’échange verbal est important car les mots prononcés ne sont pas toujours ceux qu’on a pu lire. Il est étonnant de constater que certain(e)s écrivain(e)s parlent un peu comme ils écrivent alors que d’autres sont bien plus différents à l’oral de leur style d’écriture. Sans chercher à déstabiliser l’auteur ou l’autrice, il est intéressant de les confronter à des questions inédites pour elle ou lui, ou qui les surprennent.
Les entretiens de LFDR se réalisent à plusieurs, parfois à cinq ou six. Les questions sont préparées par chacun en amont puis réunies et organisées, mais une large part d’improvisation reste de rigueur pendant l’entretien, selon les directions que prennent les réponses de l’écrivain. Certains entretiens ont duré plus de cinq heures, et ensuite ou avant nous avons partagé un repas, une soirée, voire une baignade dans la Manche automnale, comme avec Olivier Rolin, il y a un an. Nous gardons des souvenirs émus des rencontres avec Annie Ernaux, John Banville, Marie-Hélène Lafon, Jacques Abeille ou Jane Sautière… et beaucoup d’autres. Ces rencontres nous motivent et récompensent notre travail. Nous avons pu aussi constater que beaucoup d’auteur(e)s trouvaient précieux de pouvoir développer leur pensée sur leur œuvre sans être limité(e)s.
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Depuis plus d’un siècle, Europe parle des écrivains, explore leurs œuvres. Mais jamais de façon univoque, jamais pour la littérature seulement. La revue les place toujours dans la vie, dans une époque.
Éclairer un contexte – historique ou autre – enrichit souvent notre lecture des œuvres, même si aucune œuvre ne saurait être cantonnée aux circonstances de son avènement. « Comment le poète pourrait-il être, en tant que poète, notre strict contemporain ? », s’interrogeait déjà Leopardi en 1823 dans son Zibaldone. La question ne cessera de resurgir après lui. Par exemple chez Boris Pasternak, lorsqu’il médite sur la relation complexe entre les commandements du temps intérieur et le mandat du moment historique. Mais je voudrais plutôt m’attarder sur un autre aspect de votre question, qui a trait à la relation entre la littérature et la vie.
Je me souviens d’une rencontre avec un petit groupe de jeunes détenues à la maison d’arrêt de Saintes. L’une d’elles, volubile, avait aussitôt pris la parole pour confier ce qu’elle n’avait peut-être jamais dit à ses compagnes de détention : depuis qu’elle était en prison, elle écrivait des poèmes qu’elle envoyait à son jeune fils. Son univers s’était restreint, mais dans la cour de la prison il y avait un arbre, et sur le tronc de l’arbre couraient des fourmis. C’est à partir de ces éléments minimaux qu’elle écrivait des poèmes d’observation et d’invention, comme si cette forme de langage recueillait à la fois son désir d’attention au monde, alors même que l’horizon en était dramatiquement limité, et les ressources de l’imaginaire qui sustentent d’une autre façon la vie. Et, ces poèmes étant adressés à l’enfant dont elle était séparée, ils reliaient le plus profond de son être à ce qu’elle avait de plus cher au monde.
Pendant tout le temps où cette jeune détenue avait parlé, ses camarades autour d’elles étaient restées silencieuses, le regard baissé. En entrant dans la salle où devait se tenir notre rencontre, j’avais aperçu une petite bibliothèque, j’avais repéré un livre d’Apollinaire. À ce moment, la détenue ayant livré son témoignage, je me suis retourné et j’ai saisi Alcools. Lorsque j’ai annoncé que nous allions lire quelques poèmes d’Apollinaire écrits pendant la période de sa vie où il avait été incarcéré, tous les regards se sont levés. Qu’un poète considérable ait partagé leur condition, que ses paroles venues d’années lointaines puissent en un éclair s’offrir librement à elles, ces femmes en furent un instant bouleversées.
Il m’arrive depuis de songer à la trace ténue mais active que ce moment aura laissée dans leur existence. Les poèmes que nous avons lus ce jour-là ont fait affleurer une émotion intime, une vérité personnelle, une dignité transcendant les circonstances.
Le souvenir que je rapporte peut à première vue sembler éloigné de ce que tente d’accomplir la revue Europe, mais je crois que s’y dessine en filigrane ce qui nous anime – ou ce que nous espérons quant aux rapports entre la littérature et la vie.
Faut-il lire avec son époque, dans le réel, mais sans tomber dans les modes ou l’air du temps ? Et n’est-ce pas là que se loge la dimension profondément humaniste de la revue ?
Il me semble que nous lisons nécessairement depuis notre époque, mais en traversant les couches profondes du temps. Il en va un peu comme pour la traduction d’œuvres du passé, particulièrement en poésie : il ne s’agit pas de recouvrir un texte ancien d’un « vernis » moderne, mais de traduire en ayant un sens aigu des possibilités offertes par les états présents de la langue et par une fine connaissance de la poésie de notre temps.
Pourquoi construire les numéros en duo ? Avec une majeure et une mineure, faisant se manifester le caractère disparate de la littérature…
Les duos ne sont pas systématiques, mais assez fréquents. À côté d’un classique, ou aussi bien d’un classique contemporain – Sappho et William Carlos Williams, pour citer des dossiers récents –, la revue accueille des cahiers consacrés à des écrivains d’aujourd’hui, par exemple Cédric Demangeot, Jean-Paul Goux, Tanguy Viel, Éric Sarner… Il ne s’agit pas tant d’une majeure et d’une mineure que d’une volonté d’explorer et d’accompagner des œuvres venues de différents mondes et de différentes époques, exactement comme elles se côtoient dans nos bibliothèques. « Que je prenne dans mes rayonnages un livre d’un poète Tang ou un livre d’un poète d’aujourd’hui, ils sont exactement à même distance de ma main », m’a dit un jour Bei Dao.
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Quel est le but de la rbl ? Question à brûle-pourpoint pour une revue vénérable, l’une des plus respectées dans le champ de la poésie, mais qui fait entendre un désir de partage de voix, de langues, de chants.
Si l’on met bout à bout les livraisons de la rbl depuis au moins cinquante ans, une constante se dégage, un dessein partagé par les différentes rédactions : mettre au centre les poètes. Concrètement, cela se traduit par l’impression des noms des poètes sur la couverture. Le but est d’avoir le moins de médiation possible entre auteurs et lecteurs. Cela peut paraître intimidant : régulièrement dans les salons, quand 10 ou 15 années de revues sont réparties sur une grande table (ce qui représente entre 70 et 80 poètes « affichés »), on entend : « ah ! tous ces noms que je ne connais pas ». Pour ouvrir à des imaginaires, il est peut-être plus aisé pour certains lecteurs de trouver un titre qui suggère le déploiement d’un programme ou d’une thématique. Ce à quoi nous ne renonçons pas pour autant, publiant des dossiers qui regroupent des poètes partageant une langue, une histoire ou une aire géographique. Cela ne signifie nullement que nous ayons des velléités anthologistes ou que nous affectionnions les listes ! Nous tenons toujours à construire, autour des poètes, des sommaires cohérents qui permettent des résonances. Cela a aussi l’avantage de mettre au même niveau, sans hiérarchie, des poètes auxquels nous consacrons un dossier de 120 pages et ceux dont nous publions une petite poignée de poèmes inédits.
Comment choisir des poètes, des langues, des lieux qui ouvrent des imaginaires ? C’est un travail infini…
Le choix des poètes, des langues et des lieux se loge au cœur de notre travail éditorial. C’en est l’aspect le plus intéressant et le plus délicat. La tâche étant effectivement – et heureusement ! – infinie, l’enjeu est de fixer des bornes pour concentrer plutôt que diluer, en un verbe : choisir (et donc renoncer ou ajourner). Ce choix méthodologique, si nous pouvons le nommer ainsi, nous pousse à donner une forme à chacun des dossiers et à l’ensemble de nos sommaires. Nous choisissons les langues en fonction de la maîtrise que nous en avons au sein de la rédaction et au gré des propositions. Chaque dossier se construit dans un dialogue entre un membre de la rédaction et un spécialiste qui peut être également traducteur. Les poètes et les imaginaires qu’ils véhiculent s’imposent au cours d’un travail concerté d’élaboration d’une forme qui se précise au fil du temps.
Il y a dans la revue une tension entre connaissance et sensation, entre savoir et expérience. N’est-ce pas cela qui se joue pour chaque livraison ?
Oui, bien que nous ayons un parti pris ou disons une ligne sur ce point. La rbl est avant tout une revue de création. Nous avons donc recours avec parcimonie au commentaire et l’utilisons uniquement dans le but de servir, de valoriser les textes. Nous cherchons d’abord à faire connaître des poètes ou des aspects moins balisés de poètes (re)connus par l’intermédiaire de leur œuvre. Aussi, la rbl se situe plutôt du côté de la sensation et de l’expérience de lecture bien que nous ne travaillions pas à partir de cette distinction entre connaissance-savoir et sensation-expérience.
Plus on vous lit, plus la revue semble accueillante. Et en même temps, les lecteurs perçoivent une sorte de vision continue de la poésie. Comment parvenir à faire tenir tout ça ensemble ?
Assurer une continuité dans la discontinuité est un défi et une caractéristique de la revue. Le premier numéro a paru en 1836 et l’année prochaine nous fêterons la 190e année de parution. Chaque numéro constitue un monde en soi, mais dans lequel on peut retrouver les mêmes poètes à des intervalles allant de deux ou trois ans à une ou deux décennies, des sommaires agencés semblablement entre les numéros, des textes bilingues quand il s’agit de traduction. En bref, la revue en tant qu’objet est le garant d’une continuité, tout étant le réceptacle d’une grande diversité de formes, de langues, d’univers poétiques – de Keith et Rosmarie Waldrop, à des poètes de la Caraïbe ou Jean Hans Arp, d’Aloïse Corbaz à des textes divers sur la traduction.
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