Lucidité joyeuse

À chaque édition, le Salon de la revue accueille – en leur faisant des conditions plus que favorables – de jeunes revues, nées dans l’année. Elles ont de l’énergie à revendre, sont portées par une volonté et un enthousiasme frappants. Pourquoi faire une revue ? Pourquoi se lancer dans une entreprise aussi exténuante et généreuse dans le monde d’aujourd’hui ? Il y faut une joyeuse lucidité. Parlons-en avec Manifeste !, Déclouer le bec, l’ochju, L’Iceberg, Les Nouveaux Cahiers Castoriadis, parlons de leurs projets et de leurs raisons d’être.

| Manifeste ! .

On pourrait vous demander pourquoi vous lancez une nouvelle revue… Mais la réponse ne s’impose-t-elle pas ? Pour s’adresser à tous, non ? Parce qu’il faut mettre « la beauté aux mains de tous » ?

En premier lieu, fonder une revue était un rêve d’adolescent, bientôt devenu un rêve collectif lorsque, il y a quelques années, nous avions voulu, avec quelques amis, relancer la revue Digraphe autour de Jean Ristat, avant de nous rendre compte que nous avions besoin de quelque chose de nouveau. « Mettre la beauté aux mains de tous » est à comprendre dans deux mouvements indissociables : rendre accessibles à tous, bien sûr, des voix originales, différentes, qu’elles soient anciennes ou nouvelles, patrimoniales ou marginales, d’ici ou de là, mais aussi que cette « beauté » soit façonnée par tous, puisse « donner une chance » à des auteurs dont nous ne pourrions malheureusement pas nous permettre de publier un livre complet aux éditions ; et que nous participions ensemble à composer cette part du réel qu’est la littérature contemporaine – et à travers elle, qui sait, le réel en même temps.

Il y a une certaine audace à accueillir des textes et des écrivains d’horizons si différents. Comme si vous ne teniez pas compte de la disparité des époques ou des styles. 

Cette diversité est pour nous un atout, une nécessité ! Nous essayons de réunir, avec la même exigence, les voix qui nous semblent devoir contribuer à cet effort collectif qu’est la création contemporaine. Mais nous refusons, à ce mot de contemporanéité, son sens le plus étroit : être écrivain, poète, artiste, c’est, selon nous, vivre en contemporain des œuvres qui nous habitent, abolir les frontières spatiales et temporelles qui nous divisent. Pour parler d’auteurs que nous avons publiés ou que nous allons publier, de Tao Yuanming à Lord Byron, en passant par Nancy Morejón ou Louise Guillemot – défrisons la chronologie volontairement –, nous voulons la même contemporanéité. Composer un seul et même horizon avec différents ciels, en quelque sorte.

Manifeste ! – quel bon titre ! –  ordonne une rencontre puissante entre la littérature et l’engagement. C’est une revue qui s’emploie à résister.

Nous concevons cet engagement comme un engagement à plusieurs dimensions : politique, populaire, mais aussi esthétique et littéraire – « Manifeste », dans ses multiples acceptions : le manifeste littéraire, le manifeste politique, l’exhortation à la manifestation publique… Nous voulons que les créateurs aussi (se) manifestent. Notre époque en a grand besoin. Mais là encore, nous défendons une conception assez large de l’engagement. Disons que vous résumez bien : littérature et engagement. Ce qui veut dire que nous n’avons pas vocation à ne publier que de la littérature dite engagée – même si nous avons, par exemple, quelques inédits de Gramsci dans nos tiroirs. Au sein de la revue, nous avons différentes opinions politiques – disons, pour ne froisser personne, que nous sommes tous a minima des « progressistes » et que nous partageons l’idée que la littérature et la culture, par la liberté qu’elles manifestent, sont des réponses puissantes, urgentes, complémentaires avec d’autres formes de lutte, à la barbarie qui menace notre monde – je vise en cela aussi bien l’extrême droite, les guerres coloniales, la course aux profits… que la paresse et la lâcheté de la bien-pensance. Je pense que la littérature peut aider à créer du commun face à tout cela.


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| Déclouer le bec.

Vous faites, Marlène Soreda, une revue toute seule. Mais pourquoi ?

Pour faire, peut-être ? Et dire, en prenant le temps. Après avoir participé à des revues plus ou moins collectives, l’impression m’est venue que certaines d’entre elles pouvaient sembler la chose « d’un seul ». Et que – excès de politesse et manque de vigueur intellectuelle – je laissais facilement dans un groupe le navire prendre des directions qui n’étaient pas celles qui pourraient me rendre heureuse. Il se trouve que le bonheur m’importe au plus haut point. Ou, en attendant, la joie. Ici, celle de fabriquer, de tenter de penser, de transformer l’angoisse en objet partageable. À ma question : « Est-il possible d’appeler « revue » un truc fabriqué tout seul ? », la machine m’a renvoyée vers un article fameux d’Éric Dussert : « Les revues d’un seul, ou l’apothéose des fortes têtes ». Très bien, je n’avais plus qu’à féminiser l’affaire.

Et comment ?

En cessant d’attendre la réunion de moyens crus indispensables pour enfin me contenter des moyens du bord, lesquels sont toujours suffisants, me semble-t-il, pour faire ce que l’on a à faire. C’est alors que le plaisir de penser ensemble la forme et le fond, de mêler typographie et ressources numériques, tampons et photographies, aide à surmonter la force d’un oblomovisme éprouvant. Le format « enveloppe » ou « pli » (10,5 x 21) – peut-être même le vol de l’hirondelle en tampon – communique à l’entreprise un goût de légèreté qui donne du cœur à l’ouvrage et facilite le chantier. C’est là aussi, dans la fabrication, qu’ont lieu les plus belles rencontres, les échanges fructueux, les amitiés possibles.

De quoi parle-t-on alors ? Avec qui ? N’est-ce-pas, paradoxalement, avec humour, avec distance, revenir aux principes de la revue : intervenir avec vivacité et autrement dans le monde ?

Déclouer le bec – un titre composé (et imposé) en gros caractères bois sur presse typographique – pourrait annoncer un contenu tonitruant, et par là même décevoir, mais il est à entendre comme un dessein, un projet, une intention, tant les opérations de déclouage sont difficiles. Parler avec les auteurs morts et leurs livres empilés près de mon lit, rencontrer des vivants, observer le monde et les êtres plus ou moins humains qui le composent, la façon dont chacun tente de vivre, ceux qui partent, ceux qui arrivent, ceux qui restent, ce que l’on fait de ce qui nous est donné ou pas, la liberté poursuivie coûte que coûte – c’est là une matière qui n’incite pas à la franche rigolade, mais à laquelle le fait même d’écrire impose un minimum de distance et permet de respirer. Un des premiers assistants-décloueurs, rencontré à la médiathèque de la petite ville où je venais d’arriver, a été Gaston Chaissac. Le ton d’absolue liberté de sa correspondance, la variété de ses destinataires, l’humour arraché à la souffrance : j’ai trouvé là une sorte de parrain pour la revue. À lui, à travers ses lettres, très certainement pourraient s’appliquer ces principes : « intervenir avec vivacité et autrement dans le monde ». Savoir si l’on peut en dire autant de ma petite revue, ce sera aux lecteurs d’en juger. 


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CC0/Art Institute of Chicago
« Sons », Vassily Kandinsky (1907–1912) (détail) © CC0/Art Institute of Chicago

Voici la question qui semblerait la plus cliché du monde… Pourquoi ce titre ? Mais il faut avouer que l’ochju, franchement, ça interpelle. 

Clin d’œil aux locutrices et locuteurs corses… Ce titre renvoie au regard, à la manière dont on perçoit les textes poétiques et à leurs langues étrangères curieusement familières. « L’ochju » signifie à la fois le mauvais œil et la prière pour le retirer. Conjuration collective, l’ochju formule une résistance aux récits imposés et donne à voir d’autres narrations, alternatives, subjectives ou oubliées. Par sa polyphonie et son aspect rituel, la revue revêt ainsi ce pouvoir de créer des liens entre les gens, les îles et les continents.

Vous entremêlez la poésie, le texte, et la photographie, l’image. Comment et pourquoi ? 

l’ochju est née d’une envie de faire dialoguer les arts visuels et la poésie. Par sa forme singulière et ses couvertures sérigraphiées, la revue se dévoile comme un objet éditorial et plastique. Chaque numéro est l’occasion d’inviter des travailleureuses de l’art – des artistes, des critiques, des commissaires d’exposition, etc.) – à se déplacer et à proposer des textes poétiques. En regard, une photographe produit un tirage en édition limitée. La revue se présente comme un espace d’expérimentations : il s’agit de montrer des textes en train de s’écrire, des projets photographiques en cours, ou des tentatives de mises en page. En langue corse, chinoise ou française, les textes proposés dans le premier numéro prennent différentes formes : de la prose poétique au récit, en passant par les haïkus. Delphine Bachelard, Haitian Chen, Mattea Riu et Raphaëlle Von Knebel, les quatre artistes invité·es, ne cherchent pas à dire les îles, mais à s’y tenir ou à les rêver, à parcourir leurs routes, à contempler leurs eaux-horizons, leurs mirages et leurs intempéries. Leurs textes et leurs images offrent ainsi une lecture incarnée de l’insularité.

Votre premier numéro est consacré aux îles. Pourquoi commencer par ce sujet qui semble à la fois dispersé et porter une volonté de lien ?  

Ce premier numéro « des îles comme mille soleils rouges » initie un cycle de réflexions sensibles et poétiques autour de la notion d’insularité. L’insularité, c’est le point de départ de la revue. Par son titre, elle s’ancre sur un territoire et dans une histoire de la littérature. Cependant, l’idée n’était pas de faire une revue insulaire, fermée sur elle-même, mais de tisser des liens avec différents lieux et de laisser entendre d’autres voix, d’autres histoires et d’autres regards, qui vivent l’insularité au quotidien, la fantasment parfois ou s’en éloignent, sur les rives d’un continent. L’insularité permet d’aborder des sujets plus larges, comme les questions de diasporas, de transmission, d’appartenance et de recréation d’identités, toujours en mouvement, fluides et multiples. Les prochains numéros auront toujours un lien avec l’insularité, mais l’évoqueront par le biais d’autres thématiques, comme le rituel, le deuil, l’oralité ou encore la révolte.


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| L’Iceberg.

L’écologie est plus qu’au centre des inquiétudes contemporaines. Pourquoi y consacrer une revue ? Qu’apporte cette forme au débat ? 

Nous avions à cœur – Chaymaa Deb et Matthieu Combe – de créer une revue qui parte de l’état des lieux des connaissances scientifiques actuelles pour aborder les défis écologiques, dans toute leur diversité. Le format papier permet de varier les approches, les regards, les formats et les sensibilités. Nous avons pensé L’Iceberg comme un bel objet, qu’on invite à lire pour inspirer l’action. Ainsi, chaque numéro aborde les défis de l’adaptation, les freins psychosociologiques au changement et donne des pistes d’actions individuelles et collectives. Nous partageons également des reportages en France et à l’étranger, un portfolio photographique, une BD, une poésie… Seule une revue offre une telle diversité ! Chaque numéro est consacré à un grand défi écologique et est pensé comme un objet pluridisciplinaire, loin des silos d’information et des bulles algorithmiques dictées par les réseaux sociaux. Le n° 1 est consacré à la fonte des glaces et à la montée des eaux, le n° 2 au tourisme international et au voyage.

C’est une forme d’engagement. Mais avec du recul. 

L’Iceberg s’engage pour atténuer et s’adapter aux crises écologiques, mais ce n’est pas une revue d’écolos militants. Nous partons des faits scientifiques, afin de dresser un constat implacable. De là, nos analyses et nos reportages donnent la parole à des chercheurs, mais aussi à des citoyens engagés, des entrepreneurs, des penseurs, des élus locaux… Nous montrons ainsi que les gens qui alertent sur la crise écologique ne sont pas des Khmers verts ou des écoterroristes. Notre promesse : proposer un journalisme exigeant et accessible qui éclaire les enjeux, relève des alternatives concrètes et nourrit l’envie d’agir. Une trentaine de journalistes professionnels, photographes, illustrateurs et bédéistes travaillent à la création de chaque numéro pour en faire une revue à la fois précise, esthétique et accessible. Nous nous sommes fixé trois missions. La première est d’outiller les citoyennes et citoyens en facilitant l’accès aux savoirs scientifiques. La deuxième : lutter contre l’écoanxiété en diffusant des sources d’inspiration et des initiatives collectives. Et la dernière : cultiver la coopération pour ouvrir la voie à une écologie désirable et partagée. 

Quel impact une revue comme L’Iceberg a-t-elle aujourd’hui ? 

Notre campagne de lancement a rassemblé plus de 1 300 contributeurs et contributrices. Cela a permis d’imprimer le numéro 1 en avril 2025. Notre souhait est que L’Iceberg touche le plus grand nombre, offre des repères fiables et lutte contre l’écoanxiété. Pour cela, nous comptons aussi le placer dans un maximum de CDI, médiathèques et bibliothèques ! Parce que croiser sciences, récits de terrain et nouveaux imaginaires est, selon nous, le meilleur moyen de réenchanter le futur.


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| Les Nouveaux Cahiers Castoriadis.

Pourquoi lancer ou relancer une revue sur Cornelius Castoriadis aujourd’hui ? 

Comme son nom l’indique, Les Nouveaux Cahiers Castoriadis entend se placer en droite ligne des Cahiers Castoriadis, naguère actifs et ayant permis un important travail autour de l’œuvre de ce philosophe majeur. Depuis lors, en raison de nombreux aléas et d’une dispersion géographique des chercheurs, les études castoriadiennes restaient très peu structurées. Cette jeune revue témoigne de l’effervescence autour de la pensée de Cornelius Castoriadis, d’un renouveau autour de son œuvre, notamment à travers l’engagement de nombreux jeunes chercheurs qui reprennent à nouveaux frais les problématiques posées par le philosophe d’origine grecque. 

À qui s’adresse la revue ? Pour dire quoi ? Et qui la fait ? 

Notre revue est à l’image de la volonté inébranlable de Castoriadis de s’intéresser à toutes les disciplines, en tentant toujours de saisir les grandes questions qui traversent la condition humaine. Il y a peu de doute sur l’ampleur démesurée d’une telle entreprise. Toutefois, notre revue entend minimalement redonner sens à ces interrogations, pour un public aussi bien intéressé par la philosophie que par la politique, en passant par les sciences naturelles ou la psychanalyse. Nous continuons d’affirmer qu’un savoir qui se nourrisse des principaux résultats des connaissances scientifiques, laissant en même temps place à la complexité du monde, reste une nécessité dans le champ des sciences sociales. L’ensemble des membres de cette revue, qu’ils soient issus de l’université ou lecteurs attentifs de Castoriadis, œuvre en ce sens : continuer à s’orienter dans ce dédale qu’est la pensée.

La figure de Castoriadis semble revenir avec force aujourd’hui, à  la croisée de nombre d’enjeux urgents. Comment se situe la revue dans ce temps singulier ? 

Sans doute est-ce pour cette dernière raison que la figure de Castoriadis refait surface : nous sommes devant un de ces fameux « carrefours du labyrinthe », pour reprendre l’heureuse formule qu’il affectionnait, tout penauds devant l’ampleur des questions qui se posent. Refusant tout dogmatisme, toute simplification du réel, Castoriadis, lui, n’a eu de cesse de se confronter à ces problèmes, œuvrant en souterrain, au risque de paraître comme « inactuel » de son vivant. Rappelons que ce projet d’élucidation, cette volonté de comprendre nos sociétés modernes, il l’a pensé, pour partie, depuis le monde des revues –Socialisme ou barbarie évidemment, mais également Textures et Libre. Castoriadis a été, avec d’autres figures comme Claude Lefort ou encore Marcel Gauchet, un homme de revues. Nous continuons à penser, malgré les difficultés qui frappent celles-ci, que les revues restent un lieu privilégié pour réfléchir théoriquement et collectivement aux enjeux contemporains. Nous nous proposons de suivre les pas de cette figure intellectuelle que fut Castoriadis et de nous interroger sur l’actualité de cet inactuel.


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