L’Ouest des westerns, l’Oklahoma et le Colorado, plus à l’ouest l’Oregon, forment les décors de certains romans de Christine Montalbetti. Au point que dans sa trilogie des « Romans américains », elle finit par se glisser dans la peau de romanciers américains imaginaires. Mais cette image fantasmatique et désirable du romancier américain avide d’histoires a son revers : la violence de l’Histoire.
Il y a ce fantasme, d’être un écrivain américain.
Une idée qu’on s’en fait, et qui n’est qu’une idée, bien sûr, quand la réalité forcément est plurielle. L’illusion d’un rapport plus simple, plus organique, à la narration, un leurre (que l’extension de la non-fiction par ailleurs bouscule), mais qui a sa face désirable. L’image d’un corps de romancier plongé dans d’autres paysages (ville immense ou prairie) et qui, en somme, y va.
C’est cette envie-là, d’y aller, qui me conduit parfois à me glisser dans les corps fictifs de Donovan Gallagher et de Tom Lee Mulligan, et à écrire pour eux des « romans américains » (Romans américains, P.O.L, 2022).
Tom Lee et Donovan, c’est la part de moi qui aime les histoires, qui a envie d’en raconter. Ce qu’ils écrivent, c’est ce qui me serait venu sous les doigts si j’avais pensé qu’écrire un roman c’était avant tout raconter une histoire. Ce n’est pas exactement ce que je pense. Je crois qu’il s’agit d’abord de faire sentir ce que c’est qu’être vivant. Déplier des sensations et des émotions, essayer de rendre compte de la complexité de tout ce qui nous traverse. Raconter une histoire n’empêche pas ça, mais ce n’est pas la manière dont je m’y prends d’habitude. Je place plutôt au cœur du roman ce qui est en somme sa part réelle, c’est-à-dire la relation avec chaque lecteur et chaque lectrice, cette relation inouïe, improbable et magique qui se rejoue à chaque lecture entre deux intimités, la mienne et celle d’un ou d’une autre, et où, au travers même de l’immersion dans une fiction, il s’agit du plus nu de notre être.

Tom Lee et Donovan, auteurs de l’Ouest comme je les imagine, ce n’est pas de ça qu’ils se préoccupent. Mais de l’énergie d’une histoire. C’est ça qui les entraîne, c’est ce train-là qu’ils prennent, et dans lequel il est agréable de monter, comme lecteur ou lectrice, mais comme romancière aussi. Alors de temps à autre, je me dis que je suis Tom Lee, ou Donovan, et je me lance dans un récit linéaire. Je m’amuse de ce confort. Je l’éprouve. Je me laisse faire. Pour le plaisir de me travestir en écrivain américain, pour le sentiment du déguisement, la joie presque enfantine que c’est. Je m’assieds sous la verrière qui donne sur les toits de Paris, et je me figure que je suis Tom Lee sur sa terrasse de bois face aux montagnes du Colorado.
Mais Remington, qui a fabriqué ces machines à écrire de légende et dont la seule image me donne envie d’écrire, produisait aussi des armes à feu et, terre idéale – rêvée, fantasmée – d’écriture, l’Amérique est aussi ce territoire politique ardu, violent, scindé depuis si longtemps en deux moitiés presque égales, l’une où circulent une curiosité joyeuse et le goût très ancré (et historique) de la démocratie, et dans l’autre la violence bornée, elle aussi historique, sillage du génocide, de l’esclavage, de la ségrégation, comme de la censure du code Hays puis de la liste noire, dont l’actualité ranime les spectres.
Je me souviens du moment où j’ai commencé à écrire Western. C’était un western que je voulais à l’italienne, dans la dilatation narrative d’un Sergio Leone comme en écho à mes origines italiennes. Un roman qui redessinait cette figure emblématique du lonesome taiseux, affligé d’un traumatisme qu’on finit parfois par découvrir, et qui chaque fois reprend son cheval sans jamais fonder de famille – un paradigme dans lequel on était un certain nombre à se reconnaître. Je venais à peine d’en commencer l’écriture quand je me suis retrouvée dans une chambre d’hôtel à Bruxelles face à un poste de télévision dans lequel George Bush fils était en train de déclarer la guerre à l’Irak. Je ne sais pas comment on peut déclarer la guerre : je bute absolument sur ça.
J’ai marché ensuite dans Bruxelles, il y avait des travaux partout, je passais devant les gravats, je regardais la ville éventrée et je pensais à la guerre qu’il suffisait d’une phrase pour déclencher. Et je tentais de m’accrocher à mon désir, fragile et nécessaire à la fois, je tentais de distinguer le petit bonhomme qui venait de se couvrir du sang de ces morts à venir, de ce projet de roman dont j’avais seulement ébauché quelques paragraphes, un roman de deuil ultra-crypté aux allures ludiques et dont la forme encore floue accompagnait ma marche hagarde parmi les bulldozers et les casques de chantier.
Donovan et Tom Lee n’avaient pas encore surgi dans mon imagination, leurs corps flegmatiques, leur jeunesse commune que je raconterais dans Journée américaine, je ne connaissais pas encore l’Oklahoma ni le Colorado, et pas encore non plus l’Oregon dont je tenterais, dans Plus rien que les vagues et le vent, de saisir, au bord de l’océan, quelques vies brisées par la crise : l’Amérique n’était alors pour moi que le grand format de son cinéma et cet écran étroit qui enfermait une réalité mortifère. L’image du petit homme ânonnant l’œil vide devant son prompteur m’obsédait dans le vacarme des marteaux-piqueurs.
Christine Montalbetti est écrivaine. Dernier ouvrage paru : La terrasse (P.O.L, 2024).