En avant, marche !

La lecture de l’essai de Sarah Vanuxem Du droit de déambuler est destinée à nous réveiller, plus, à nous révolter, à nous affranchir des interdits territoriaux. Le droit civil les a multipliés depuis trois siècles et cette « modernité » juridique entrave les accès de la société contemporaine aux paysages, aux milieux naturels, à vivre écologiquement dans le monde qui vient.

Sarah Vanuxem | Du droit de déambuler. Photographies de Geoffroy Mathieu. Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 232 p., 24 €

L’ordre de l’adjudant d’infanterie est au XXIe siècle anachronique. Notre mobilité pédestre ne doit plus filer droit, nos désirs de parcours sont largement libérés pour la plupart des marcheurs, en ville, en campagne, en montagne. Il ne s’agit là (et ici !) que d’une illusion ! Nous devons prendre conscience que cette liberté est surveillée, contrainte. Nous sommes orientés par des GR ou des itinéraire fléchés ; sur nos smartphones, des applications orientent nos visites. Ainsi encadrés, nous ne risquons pas de sortir des sentiers dits battus, de transgresser le plan du cadastre.

Ce livre rassemble des textes déjà parus qui relèvent de l’histoire du droit. Le lecteur est invité par un guide érudit (430 notes, principalement des rappels d’articles du Code civil, balisent et lestent la démonstration !) à suivre une cordée rouge. Elle est tendue de la villa Médicis, lieu de résidence de l’auteure, carcéral s’il en fut, aux rives anthropisées de l’étang de Berre. L’État, assisté, par ses juristes, ses juges, a étendu les rets de la propriété sur l’espace humain, le transformant en un territoire annexé par la prédation foncière. Si tout a commencé à Rome il y a plus de deux millénaires, la société bourgeoise et industrieuse a ajouté aux réglementations agraires les exigences garantissant ses profits, dont les séquelles, lourdement carbonées, accablent notre présent, réchauffent et voilent notre avenir. 

Que faire ? La formule que Lénine adressait aux damnés de la terre devient un mot d’ordre de leurs soulèvements. L’auteure engage la réponse à cette question : « L’horizon de ces textes est une refonte écologique du système juridique occidental moderne. Pour mener cette entreprise radicale, il nous faut remonter jusqu’aux pivots de celui-ci : nos libertés fondamentales, conquises à la Révolution avec cette grande promesse d’émancipation individuelle ». Remarquons que la libre déambulation n’est pas explicitement mentionnée dans la déclaration de 1789, qui se clôt à l’article 17 sur le droit de propriété imprescriptible, lequel érigeait des cloisons formelles qui s’opposaient au passage, à la traversée.

Sarah Vanuxem,Du droit de déambuler
Passant (Besançon) © Jean-Luc Bertini

Le changement climatique que nous vivons depuis le début du nouveau millénaire exige de nos sociétés connaissance et conscience écologiques. Un certain retour à la terre, comme interface vitale, est une priorité : la déambulation est la pratique la plus concrète pour exercer un regard clinique sur l’état des lieux et de l’environnement. Les experts appellent cela du « terrain » ; les citoyens, des sorties militantes. Sarah Vanuxem retrace des moments historiques exemplaires de ces pratiques itinérantes disruptives. Des vagabonds de l’Ancien Régime aux randonneurs contemporains de la métropole marseillaise, en passant par les promenades romaines de la villa Borghèse au moment de l’unité italienne. 

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L’émancipation par la déambulation individuelle se déploie dans un espace considéré comme commun. La notion de communs est ancienne, médiévale en Europe, elle ouvrait aux collectivités rurales des espaces de pâturage, de coupes de bois. Ces droits collectifs ou commons ont été rognés en Angleterre par les enclosures. Le souci écologique est un puissant motif de renaissance des communs. Les éléments vitaux tels que l’air et l’eau sont des ressources menacées par l’accaparement de certains aménageurs. Accéder aux communs ne peut être limité aux jardins publics, aux parcs dits naturels. Cette offre limitée dans des périmètres est un rationnement, dessiné et destiné à protéger ce qui n’est pas public, c’est-à-dire privé. Dans le cadre du droit de l’environnement, work in progress, des dispositions ouvrent des portes et des pistes pour codifier les conditions permettant d’accéder et de profiter au XXIe siècle de ces communs. Sur le front de son entreprise radicale, l’auteure note des avancées, à la fois pratiques et locales, citoyennes, mais qui s’inscrivent dans un mouvement plus général, et générationnel, porté par la société et ses représentants élus et éclairés.  

Les urbanistes ont inventé la belle expression de ligne de désir pour désigner les sentiers tracés par le piétinement. À force de fouler l’herbe d’un espace vert public ou d’une friche, le choix confirmé d’un raccourci s’inscrit dans la terre. Deux belles photos de Geoffroy Mathieu, à Villiers-le-Bel et à La Batarelle, à Marseille, illustrent ces déambulations libérées. Ici et là, le pur désir anticipe sur le droit chemin…