La Croisette à l’épreuve de la Jeune Fille

Le soixante-dix-huitième Festival de Cannes nous laisse, comme chaque année, avec une envie renouvelée de cinéma. À l’occasion de cette grande messe cinéphile, devenue aussi la vitrine mondiale de la société du spectacle, nous nous lançons, dans la rue ou sur les écrans – Sélection officielle, Cannes Classics, Quinzaine des cinéastes, Semaine de la critique – à la recherche de la Jeune Fille, objet de désir et symbole omniprésent de la beauté, qui s’avère être aussi l’allégorie d’une critique radicale de la société de consommation.


Toutes les jeunes filles arpentent la Croisette de long en large, de la Gare Maritime et son Casino triste à la façade orientale du très blanc Hôtel Martinez. Certaines ne s’arrêtent jamais pour contempler la mer, d’autres s’attardent devant une devanture de luxe et la plupart ralentissent le pas si elles se font piéger par la foule aux alentours du Grand Théâtre Lumière. Elles regardent les photographes prendre possession de leur escabeau attitré devant les fameuses marches au tapis rouge, sous la tonnelle en plastique d’une laideur féroce, ce même tapis dont l’insignifiance IRL étonne chaque jour et déclenche l’immanquable « c’est tout ? ».

On croit reconnaître une Jeune Fille de la Croisette à ses lèvres gonflées (repulpées, en mode contouring ou carrément après chirurgie) et ses cils démesurés en poil de vison synthétique, arborant parfois d’étonnantes robes à traîne sorties une fois par an avec vagues d’organdi, dentelle ou frou-frou. Or il y a un énorme malentendu autour de cette figure, car on en a vu des gens parader devant les marches, et encore plus de filles sans âge prendre la pose devant l’improbable Peugeot Inception Concept qui trône sur la pelouse du Carlton, les cerises Murakami de la vitrine Louis Vuitton, et même avec des macarons La Durée. Tout ce monde clinquant se côtoie, se photographie, se photobombe puis s’ignore, s’efface, se photoshoppe : le temps du festival, Cannes devient la capitale mondiale de la pose, d’où l’extrême difficulté de cerner une figure fugitive de résistance aux injonctions de la société du spectacle.

La Jeune Fille n’est pas la surface polie des tendances esthétiques qui se disputent une fraction de visibilité sur le tapis rouge, ni la surface lisse où se projette le rêve de la beauté éternelle. Elle n’est surtout pas la jeunesse en fuite des idoles, pas Nicole Kidman portant pour Kering, tel un manifeste, son visage devenu le champ où s’est figée la bataille contre le passage du temps. La Jeune Fille ne ressemble pas non plus aux singeries renouvelées de Tom Cruise trouvant chaque année des moyens plus loufoques d’atterrir sur la Croisette avec ses sempiternelles missions impossibles (on se demande déjà ce qu’il inventera pour revenir en 2026). Il se peut que l’année dernière Cate Blanchett ait pu ressembler à la Jeune Fille, elle dont la robe aux couleurs de la Palestine aurait été bannie en 2025, mais c’est le protocole, vous comprenez.

Joachim Trier | Valeur sentimentale. Avec Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Stellan Skarsgard
Scarlett Johansson | Eleanor the Great. Avec June Squibb

On peut imaginer que, comme dans un conte de Dickens, la Jeune Fille ressemble au Fantôme des Festivals de Cannes passés : on verrait alors apparaître l’ombre enfantine d’Elle Fanning, avec cette impression de l’avoir vue grandir ici même sur la Croisette, la petite si mignonne de Babel d’Alejandro Gonzalez Iñarritu (en 2006) devenant dix ans après l’inquiétant mannequin de The Neon Demon de Nicolas Winding Refn, avant d’endosser le rôle d’une majestueuse simplicité que lui donne cette année le réalisateur norvégien Joachim Trier dans Valeur sentimentale. Elle y joue en gros son propre rôle (une star américaine qui s’entiche de l’œuvre d’un cinéaste scandinave), empruntant à la Jeune Fille une soif d’ébahissements au détour d’une scène où, ceinte d’une longue robe dorée, elle se laisse embarquer dans un sulky au lever du jour. Or Fanning est un personnage secondaire, lumineux mais simple élément perturbateur de Valeur sentimentale, magnifique variation sur la voracité d’un artiste face à ses deux filles (les actrices norvégiennes Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas).

C’est de ce lien obsessionnel et destructeur d’un artiste à sa muse, fût-ce sa propre fille, que traite délicatement le film. L’une, comédienne de théâtre se méfiant de l’aura culte de son cinéaste de père, et l’autre, enfant actrice rejetant par la suite l’art paternel pour devenir historienne. La tragédie familiale, la hantise de la vieillesse et l’envie de savoir si l’art peut réparer des liens malades sont les ferments de ce travail aussi farouchement bergmanien que résolument contemporain.

Alors une autre ombre forcerait le passage dans la série des Fantômes des Festivals de Cannes passés, celle de la flamboyante Scarlett Johansson, semant le chaos au sein de la bourgeoisie britannique et enflammant la Croisette en 2005 avec Match Point de Woody Allen. Vingt ans plus tard, elle étrenne le tapis rouge comme réalisatrice avec Eleanor The Great, film aux dialogues cinglants, au scénario sans doute passionnant sur le thème de l’imposture mais autosabordé par la platitude d’une mise en scène de romance télévisuelle emplie de bonnes intentions. Après une fin proprement horripilante, on quitte la salle en toute discrétion, avec la gêne de ne savoir comment évoquer un mélodrame si insignifiant sans éreinter la protagoniste, sympathique vieille dame indigne et cabotine. Quelle chance de ne pas être critique de cinéma, se dit-on, il vaut mieux se faire toute petite et filer en évitant le regard de tous ceux qui auraient aussi aimé aimer le premier film de Scarlett Johansson.

Jean-Pierre et Luc Dardenne | Jeunes mères. Avec Elsa Houben, India Hair
Sumitra Peries | Les Filles. Avec Vasanthi Chathurani
"Les Filles" Sumitra Peries ©  Film Heritage Foundation
« Les Filles » Sumitra Peries © Film Heritage Foundation

Peut-être vaut-il mieux chercher la Jeune Fille à l’écran plutôt que dans la rue. On pourrait la reconnaître dans les émouvantes guerrières adolescentes de Jeunes mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne, filles-mères qui ont du mal à comprendre ce que la société attend d’elles : le sempiternel instinct maternel qu’elles n’ont pas forcément, ou du moins l’évidence d’un lien affectif qui, dans leur cas, relève de l’accident voire de la catastrophe. Alors parfait, rien de nouveau côté Dardenne : c’est vif, poignant, inégal et quand on commence à trouver ça un tantinet long ça se termine. Pas très loin de l’aube brisée des adolescentes des Dardenne, on découvre à Cannes Classics la version restaurée des Filles de Sumitra Peries, première réalisatrice du Sri Lanka qui en 1978 signait un mélodrame fragile autour de deux sœurs écrasées par les contraintes sociales. Rêve d’amour au sortir de l’enfance, rêve de célébrité et grossesse adolescente : Peries, considérée un temps comme la poétesse du cinéma cinghalais, est plutôt une cinéaste matérialiste qui montre que pour les jeunes filles pauvres, qu’elles suivent les règles ou qu’elles cherchent à les briser, l’échec est le même et porte les couleurs de la misère de leur propre mère.  

Prïncia Car | Les Filles Désir. Avec Leïa Haïchour, Lou Anna Hamon
Eva Victor | Sorry, Baby.  Avec Eva Victor, Naomie Ackie

Et si la Jeune Fille se trouvait dans l’agitation d’un cinéma nouveau ? Détour par le Théâtre Croisette, pour aller voir du côté des quartiers Nord de Marseille où se passe Les Filles Désir de Prïncia Car, la fable de l’apprentissage d’une forme spontanée de sororité. Suivant une logique rohmérienne d’écriture avec des acteurs non professionnels, ce premier long métrage raconte la rencontre entre deux adolescentes que tout oppose, Yasmine (Leïa Haïchour) et Carmen (Lou Anna Hamon). Ensemble, elles élargissent l’horizon et se révoltent contre le conditionnement genré de l’éducation dont elles sont à la fois les cautions et les victimes. De leur côté, les garçons, plutôt gentils d’ailleurs, ont la volonté d’aider la communauté tout en reconduisant des modèles de virilité désuets et misogynes. Alors, aux deux pôles de la féminité, la pure et la pute vont finir par se tirer là où le soleil se lève, et qui ne rêverait pas de partir en musique avec elles vers un monde où le désir s’assumerait enfin ?

Quelque chose de cet ordre surgit aussi dans Sorry, Baby d’Eva Victor. Après un parcours dans la comédie, autrice de formidables punchlines du site de satire féministe Reductress, Eva Victor signe son premier long métrage comme réalisatrice, jouant elle-même le rôle principal d’Agnes.  Après une agression dont elle a du mal à définir les contours, l’héroïne de ce magnifique manifeste sur l’amitié tente de se reconstruire avec la part de chaos, de solitude et de joie que son époque peut lui fournir. Loin de devenir une victime du traumatisme, l’improbable Agnes en sort renouvelée, dans un film féministe à la fois sombre et désopilant, bouleversant et subversif, débordant de vitalité.

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Hafsia Herzi | La Petite Dernière. Avec Nadia Melliti

La Jeune Fille de certains films n’est plus un simple objet de désir, elle revêt la puissance de son propre désir. En ce sens, La Petite Dernière, le troisième film d’Hafsia Herzi, adapté du roman de Fatima Daas, atteint une forme paradoxale de grâce avec l’opacité toute minérale de son actrice Nadia Meliiti. Celle-ci est de tous les plans, suivie de très près par une caméra aussi avide de sensualité (ce n’est pas pour rien que Herzi, connue d’abord comme comédienne, a commencé chez Abdellatif Kechiche) que de capter l’invisible : la foi de l’héroïne, sa violence, ses désirs contraires dans une scène de fin absolument bouleversante d’émotion et de simplicité. Car ce qui se passe dans ce film est simple : une cinéaste révèle une femme à sa propre puissance.

Christian Petzold |  Miroirs n° 3. Avec Paula Beer
Anne Emond | Amour Apocalypse. Avec Patrick Hivon, Piper Perabo
Chie Hayakawa | Renoir. Avec Yui Suzuki, Lily Franky
Shih-ching Tsou | Left-Handed Girl. Avec Nina Ye, Janel Tsai
RENOIR HAYAKAWA Chie
« Renoir », Chie Hayakawa (2025) © Loaded Films

Parfois, la Jeune Fille de la Croisette renouvelle les ruses qui la rendent inaccessible, comme la mystérieuse et magnétique Laura (Paula Beer) dans Miroirs n° 3 de Christian Petzold, réalisateur en état de grâce qui signe ici un film proprement sublime ou, sur un autre registre, la très épanouie Romy (Elizabeth Mageren) d’Amour Apocalypse d’Anne Emond. Cette dernière est l’envers parodique de l’énigme, personnage secondaire et en apparence antipathique qui n’existe que pour mettre à l’épreuve Adam, magnifique simplet incarné par Patrick Hivon, dans un film aussi poétique que nécessaire sur l’éco-anxiété et la possibilité de l’amour en pleine hécatombe. Romy passe, teste, touche, provoque, joue et s’en va. Elle rejette le monde des vieux avec toute l’arrogance et le désespoir de son âge.

Mais attention, lorsqu’il s’agit de désespérer, la vraie héroïne de la Croisette est la petite Fuki (Yui Suzuki), qui seule saura nous guider à travers les ténèbres d’un monde sans espoir dans Renoir de Chie Hayakawa. Dans son troisième long métrage, la cinéaste japonaise met en scène un épisode de sa propre enfance, l’agonie d’un père condamné par un cancer à séjourner dans un hôpital. Alors, afin de comprendre le monde et le sublimer, avec la puissance dont toute Jeune Fille est armée, Fuki se réfugie dans la solitude et d’étranges rituels pour faire surgir la magie. Telle Mélusine, la frêle et puissante protagoniste est passée maîtresse dans l’art de s’émerveiller et de se dérober.  À cela aussi on reconnaît la Jeune Fille, à sa parfaite maîtrise de l’art de l’escamotage.

Grâce à cet indice, on assiste depuis l’Espace Miramar au ravissement de Left-Handed Girl de la taïwanaise Shih-ching Tsou, premier film fiévreux tourné à l’IPhone et qui se passe dans un marché de nuit de Taipei, avec au centre une mère célibataire et ses deux filles – une adolescente grandie trop vite et une autre qui profite de la main du démon (sa propre main gauche, celle qui, selon les superstitions du grand-père, se trouve du côté du mal) pour aider sa mère à subvenir à leurs besoins.

Hasan Hadi | The President’s Cake. Avec Banin Ahmad Nayef
Hasan Hadi | The President’s Cake. Avec Banin Ahmad Nayef. 
« The President’s Cake », Hasan Hadi (2025) © Susy Lagrange SD/La Quinzaine des Cinéastes

Mais c’est en voyant Banin Ahmad Nayef monter sur la scène du Théâtre Croisette que quelque chose de l’ordre de l’épiphanie de la Jeune Fille advient. C’est elle qui joue le rôle de Lamia dans The President’s Cake, premier long métrage du réalisateur irakien Hasan Hadi. Tout dans ce film est lumineux et politique : vivant dans un village pauvre et reculé sous le régime de Saddam Hussein, Lamia doit trouver les ingrédients d’un gâteau pour célébrer l’anniversaire du président. La jeune fille affronte la misère, la délation, la corruption, le vol, la perversion, portant tout haut l’étendard d’une variation radieuse de force vitale. Sa joie est presque surhumaine et sa survie est sa véritable beauté. Mais, au-delà du film, tout juste débarquée des bords de l’Euphrate, la jeune fille, intimidée et espiègle, regarde la foule en tentant de déchiffrer ce qu’on peine à lui dire. Plus tard, étonnée de voir son portrait dans le Hollywood Reporter, elle part d’un fou rire nerveux et fier. À la fois rayonnante et farouche sous les sunlights, la Jeune Fille enfin incarnée va de l’avant. Au dîner, elle redemande un dessert et, avant même que le public impatient ait pu réclamer des selfies, elle s’endort à table, faisant confiance au monde lequel pour l’instant devra attendre.