Le travail : toute une histoire !

James Suzman, anthropologue spécialiste des Bushmen du désert du Kalahari, nous invite à effectuer une promenade, de l’origine de l’humanité jusqu’à nos jours, dans « la grande affaire de l’humanité » qu’est le travail. Si le mot recouvre nombre de pratiques, le rapport de l’homme au travail est problématique. Les faits glanés page après page dans ce livre sont souvent consternants. Dans la première moitié du XIXe siècle, en Grande Bretagne, 50 % des ouvriers avaient moins de 14 ans. Fort heureusement, le Factory Act de 1820 interdit que les enfants de moins de 9 ans travaillent… à plein temps ! Aujourd’hui, une étude effectuée dans 155 pays révèle que 15 % des humains seulement sont satisfaits de leur métier. En 2016, la télévision d’État en Chine, la CCTV, expliqua que 500 000 citoyens chinois mouraient chaque année de surmenage. Une idée s’impose de plus en plus chez les historiens : les plus heureux des hommes auraient été nos lointains ancêtres de la Préhistoire…


James Suzman, Travailler. Trad. de l’anglais par Marie-Anne de Béru. Flammarion, 474 p., 23,90 €


En effet, ceux que l’on présentait jadis comme des errants misérables, affamés et transis, auraient été des chasseurs-cueilleurs arpentant une nature généreuse et s’adonnant aux loisirs. Ils vivaient plus longtemps que la plupart des individus des sociétés agricoles qui allaient – hélas – apparaître ! Certes, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs l’ont été pendant plus de 95 % des 300 000 ans qu’a duré l’histoire d’Homo sapiens. Il est possible même que « la chasse à l’épuisement », qui consistait à traquer le gibier en le poursuivant, ait joué un rôle dans la bipédie, dans l’élaboration de notre transpiration, ainsi que dans notre capacité à déchiffrer la plus ancienne écriture : les traces d’animaux. Pour James Suzman, pas de doute : « le problème de la rareté et notre attitude vis-à-vis du travail trouvent leur origine dans l’agriculture ».

Néanmoins, il fallut d’abord maîtriser le feu pour pouvoir diversifier notre régime alimentaire – et donc travailler moins –, ce qui a fait grossir notre cerveau. Si l’on se fonde sur les exemples de chasseurs-cueilleurs d’aujourd’hui, le temps consacré à la recherche de la nourriture ne devait pas excéder deux heures par jour, d’où un indéniable ennui qu’il fallait combattre. Peut-être est-ce là l’origine de la fabrication des objets et de la naissance de l’art, dont les premières manifestations prouvées datent d’au moins 70 000 ans. Le « loisir » aurait permis à tout un chacun de développer ses potentialités créatrices. De plus, le temps consacré au « toilettage » affectueux et aux « potins » aurait été l’occasion de renforcer les compétences linguistiques.

Travailler, de James Suzman : le travail, toute une histoire !

Femmes travaillant dans une plantation de thé en Chine (XIXe siècle) © Welcome Collection

Ces petites sociétés vivaient dans « un système à retour immédiat », c’est-à-dire en consommant tout de suite ce qui avait été chassé ou cueilli, sans possibilité de stockage. Or, sans accumulation de richesses, il n’y a guère de hiérarchie. Ces groupes devaient pratiquer « le partage à la demande », qui exaspéra certains anthropologues au XXe siècle lorsque les chasseurs-cueilleurs qu’ils étudiaient venaient réclamer nourriture, cadeaux, outils, sans gêne aucune. Ils comprirent cependant qu’il s’agissait d’une obligation de répartition et qu’ainsi les dons, passant de main en main, garantissaient la sécurité alimentaire tout en empêchant la concentration de la richesse. Cette vie de chasseur-cueilleur était universelle jusqu’il y a 12 500 ans, puis apparut l’agriculture, et ce qui allait devenir « l’obsession du travail » dont nous ne sommes pas sortis. Ce fut une vraie révolution.

Avec les travaux des champs, le rapport à la nature change car c’est « un système à retour différé » : les résultats du travail apparaissent, non dans l’instant, mais plus tard. L’agriculture demande un travail régulier avec un nouveau rapport au temps à la fois immédiat – des nécessités urgentes ne souffrent pas de délai (vache à traire, clôture à réparer, mauvaises herbes à arracher) – et lointain avec des prévisions touchant les récoltes. Est-ce le début de l’adage : « le temps, c’est de l’argent » ? À l’inverse, le chasseur-cueilleur était davantage dans le présent et l’avenir proche afin de satisfaire des besoins immédiats et limités. Enfin, l’agriculteur se convainc qu’en travaillant plus il produira plus… et la nature devient ainsi débitrice. Apparaissent alors deux espaces distincts : l’espace culturel qui produit et l’espace naturel resté sauvage.

L’espérance de vie des premiers agriculteurs paraît moins longue que celle des chasseurs-cueilleurs et leurs ossements présentent des carences. Avant la révolution industrielle, la progression démographique, en partie destinée à augmenter la main-d’œuvre, annule régulièrement les gains de productivité : c’est « le piège de Malthus ». Quant à l’élevage, il exige des enclos, une surveillance ; il favorise grandement la propagation des agents pathogènes et fonde une longue liste de « nuisibles ». Des études génétiques montrent que les débuts furent difficiles et que des communautés agricoles entières disparurent. Il n’est pas impossible que les agriculteurs, devant étendre leurs terres à mesure que les sols s’épuisaient et que leur nombre augmentait, soient entrés en conflit avec les chasseurs-cueilleurs, qui ne tardèrent pas à disparaître. La productivité agricole s’améliorant toutefois, des monuments furent érigés, comme à Stonehenge, en relation avec les saisons, si importantes dans les travaux des champs.

Vers 8 000 ans, des surplus suffisants permettent de nourrir une population plus nombreuse. Un nouveau chapitre s’ouvre dans l’histoire de l’humanité avec l’apparition des villes qu’accompagne toute une série de nouvelles compétences et professions. Les villes deviennent alors des creusets d’inégalité, d’autant que les habitants n’étaient pas unis par des liens familiaux. Les citadins se sont mis à attacher leur identité sociale à leur travail et à éprouver un sentiment de communauté avec ceux qui exerçaient le même métier. Avant les machines, les esclaves : on pense qu’entre 200 avant J.-C. et 200 après J.-C. un quart à un tiers de la population de la grande Italie était composé d’esclaves qui pouvaient exercer tous les métiers sauf celui de soldat. Pour éviter la concurrence de ces esclaves, les artisans créèrent des « collegia », c’est-à-dire des guildes, ancêtres des corporations médiévales. Cependant, certains spécialistes pensent que les plébéiens des villes de l’Empire romain, qui consommaient les produits affluant de tout l’Empire, jouissaient d’un niveau de vie qui n’a été égalé en Europe occidentale qu’au XIXe siècle.

La construction des villes et leur entretien ont suscité l’émergence d’un grand nombre de métiers spécialisés dans la construction, notamment de temples. Ainsi apparurent fonctionnaires, juges, soldats, prêtres, porteurs de croyances et d’objectifs communs. Se créent alors « des communautés de pratique » fondées sur des expériences professionnelles partagées et des compétences communes. Ces métiers se sont confondus avec l’identité sociale, formant des groupes multigénérationnels à l’intérieur desquels, souvent, on se mariait.

Travailler, de James Suzman : le travail, toute une histoire !

Enfants vendeurs de journaux à Nashville (vers 1912) © US National Archives

Lors de la révolution industrielle, les villes abritent un cinquième de la population ; en 2008, les citadins dépassent les ruraux. Cela faisait tout de même 5 000 ans que les décisions, déjà, se prenaient essentiellement dans les villes. Le plus grand exode rural de l’histoire de l’humanité se produisit entre 1979 et 2010, avec 250 millions de Chinois qui vinrent s’embaucher dans le secteur manufacturier des cités. Au XXe siècle, l’évolution fut telle que le degré de misère d’un pays se mesurait à sa proportion de paysans.

Si la machine à vapeur fut inventée au Ier siècle par Héron d’Alexandrie, on ne sut en faire qu’un jouet, à savoir une boule métallique qui tournait sur une table en sifflant. Au contraire, les débuts de la révolution industrielle en Angleterre, dès 1760, font disparaître de nombreux métiers, du tisserand au maréchal-ferrant, mais créent des opportunités pour une nouvelle classe d’ingénieurs, d’inventeurs, d’architectes et d’entrepreneurs. L’industrie artisanale s’étiole rapidement. Aussi, un jour de 1779, selon la légende, Ned Ludd, jeune apprenti, démolit deux métiers à tricoter, donnant ainsi son nom au mouvement de destruction des machines : le luddisme. À l’usine, les ouvriers travaillaient treize heures par jour, six jours par semaine, et un retard coûtait deux jours de salaire.

En 1888, la première grève victorieuse de l’histoire britannique fut celle des « allumettières » qui voulaient mettre un terme à l’interminable journée de travail. Pour la première fois depuis l’Antiquité, les paysans se sentirent mieux lotis que les ouvriers, dont la taille diminua ainsi que l’espérance de vie. Les salaires augmenteront cependant et les employés des usines manufacturières achèteront de plus en plus les produits qu’ils fabriquent eux-mêmes. Avec Ford, la semaine tomba à 40 heures, et il s’en fallut de peu – une réticence de Roosevelt – que ne soit actée, après la crise de 1929, la semaine de 30 heures votée par la majorité des sénateurs. La société de consommation commence à apparaître, la publicité s’impose et, dans les années 1960, les ouvriers de Kellogg demandent à travailler davantage pour accroître leur salaire. Vingt ans après, survient « le grand découplage ». Qu’on en juge : en 1965, aux États-Unis, les PDG des 350 plus grandes entreprises gagnaient 20 fois le salaire d’un employé moyen ; en 1980, 30 fois ; et en 2015, 300 fois ! Cela s’explique en partie par un « complot sophistiqué » car, à l’orée de l’an 2000, une pseudo-guerre « des talents », qui vont prétendument manquer, est proclamée par le cabinet McKinsey. La panique se répand et les hauts salaires montent !

Reste que nous sommes encore aujourd’hui façonnés par notre travail, et que le chômage technologique va menacer de plus en plus de professions… mais rassurons-nous : Keynes, dès 1930, assura qu’avec l’automatisation les besoins de tous seraient aisément satisfaits, que seuls les imbéciles travailleraient plus que nécessaire. Il affirmait que « l’amour de l’argent », « une de ces pulsions mi-criminelles, mi-pathologiques », serait laissé « en frissonnant, aux spécialistes des maladies mentales ».

James Suzman, dans cet essai prolifique, écrit avec un vrai souci pédagogique, nous permet de regarder en perspective l’histoire des hommes au travail qui, dans la plupart des cas, fut ingrat et épuisant mais forgea notre présent. Ainsi, une idée dominante structure l’ensemble : « En reconnaissant […] que nos institutions économiques ne sont que des artefacts de la révolution agricole amplifiés par notre migration vers les villes, nous serons libres d’imaginer de nouveaux avenirs possibles ».

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