L’affaire Pelicot, le temps des livres

Pendant près de dix ans, Dominique Pelicot a sédaté sa femme pour la faire violer par des inconnus qu’il recrutait sur internet. Le procès de cet homme et de ses cinquante coaccusés, qui s’est clos il y a dix mois, a déjà donné lieu à quatorze livres. Pour la plupart, il ne s’agit pas d’analyser les faits, mais de communier dans l’émotion et de blâmer le patriarcat. On est souvent loin du précepte de Spinoza : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre. »

Caroline Darian | Et j’ai cessé de t’appeler Papa. Quand la soumission chimique frappe une famille. JC Lattès, 192 p., 20 €
Cynthia Illouz | Procès de Mazan. La déflagration. L’Observatoire, 208 p., 20 €
Mathilde Levesque | Procès Mazan. Une résistance à dire le viol. Payot & Rivages, 144 p., 8 €
Caroline Darian | Pour que l’on se souvienne. Après le procès de Mazan, le combat pour toutes les victimes de soumission chimique. JC Lattès, 180 p., 19,90 €
Manon Garcia | Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot . Flammarion, coll. « Climats », 232 p., 21 €
Claire Berest | La chair des autres. Albin Michel, 214 p., 18,90 €
Laurent Valdiguié | Fétiche45. Les autres vies de Dominique Pelicot. Seuil, 224 p., 19,50 €
Élise Costa | Écrire Mazan. Une affaire, mille façons de l’écrire. Marchialy, 300 p., 22 €
Marion Dubreuil | Mazan, la traversée du Styx. Denoël, 218 p., 19,50 €
Mathieu Palain et Louise Colcombet | Notre affaire. Une BD de combat et d’espoir. L’Iconoclaste, 336 p., 34 €
Béatrice Zavarro | Défendre l’indéfendable. L’avocate de Dominique Pelicot raconte. Avec Danièle Prieur. Mareuil éditions, 272 p., 21 €
Valérie Manteau | Entre chiens et loups. Stock, coll. « Des nouvelles du réel », 236 p., 20 €
Collectif | Mazan. Anthropologie d’un procès pour viols. Le Bruit du monde, 336 p., 22 €
Clara Seren-Rosso | L’audience est suspendue. Un autre regard sur le procès des viols de Mazan. Éditions Marie Romaine, 204 p., 18 €

Le 2 novembre 2020, Gisèle Pelicot, une cadre retraitée vivant non loin d’Avignon, accompagne au commissariat son mari, pris à filmer sous les jupes de trois femmes dans un supermarché. Alors qu’elle imagine un simple rappel à l’ordre, un policier lui révèle que son mari l’a droguée pendant près de dix ans pour la faire violer par des dizaines d’inconnus recrutés sur un site libertin, coco.fr. Il a également filmé nombre de ces viols. Gisèle Pelicot est abasourdie. Son mari, Dominique, rencontré à dix-neuf ans, est un père et un grand-père attentionné, et même un individu « exceptionnel », selon ses mots. Mais elle doit se rendre à l’évidence : l’homme de sa vie est aussi son bourreau.

Le procès

Parmi les 72 hommes repérés sur les vidéos, la police en a arrêté 50, qui comparaissent en septembre 2024 devant la cour criminelle du Vaucluse, à Avignon. Le procès est hors norme. Il est d’abord peu ordinaire qu’il y ait procès, car la justice française classe sans suite plus de quatre plaintes pour viol sur cinq. La quantité de preuves irréfutables est plus inhabituelle encore. Gisèle Pelicot prend aussi la décision courageuse de faire lever le huis clos, donnant la possibilité aux journalistes et au public de suivre le procès et de découvrir les vidéos de ses viols à répétition.

Les crimes du principal accusé, Dominique Pelicot, sont aussi peu communs. En plus des sévices commis sur sa femme, il a violé une autre femme sédatée par un complice (cette femme n’a pas porté plainte). Les enquêteurs ont trouvé aussi deux photos de sa fille endormie, avec des sous-vêtements qui ne sont pas les siens. Enfin, son ADN correspond à celui prélevé suite à une tentative de viol sur une agente immobilière, en 1999, et la police le soupçonne fortement d’avoir violé et assassiné une autre agente immobilière, huit ans plus tôt, selon le même mode opératoire.

Les autres accusés, en revanche, ont l’air de Français ordinaires. Âgés de 22 à 68 ans au moment des faits, ils habitaient dans un rayon de 60 km autour de la commune de Mazan, où vivaient les Pelicot. Une majorité de Blancs, mais aussi des hommes d’origine maghrébine, africaine, asiatique. Quelques gays. Souvent des hommes misogynes et isolés, aux vies émaillées d’abandons, de ruptures, d’échecs et d’addictions. Les trois quarts n’ont participé qu’à une seule séance de viols sur Gisèle Pelicot.

Intention et consentement

Dominique Pelicot admet tout au long du procès avoir violé sa femme et l’avoir livrée sans son accord à des inconnus, mais la plupart de ses coaccusés nient le viol. Ils n’ont pas eu, selon leurs dires, l’intention de violer. Voilà le nœud du procès. En effet, le Code pénal ne définit pas le viol par l’absence de consentement, mais par l’intention de commettre un viol.

Si presque tous les coaccusés finissent par reconnaître le viol, la plupart nient jusqu’au bout l’intention de violer. « Je ne vois pas pourquoi j’aurais accepté d’être filmé en sachant que j’allais commettre un viol », se défend un coaccusé, un ouvrier de 53 ans. Leurs avocats parlent de « viol à contrecœur », de « viol involontaire » ou de « viol par inattention ».

Selon la défense, Dominique Pelicot a fait croire à ces hommes qu’ils allaient participer à une soirée échangiste et que sa femme serait volontairement saoule, ou qu’elle ferait semblant de dormir, ou qu’elle aurait pris un somnifère parce qu’elle est timide. Un scénario étrange, mais pas invraisemblable, expliquent plusieurs coaccusés. Aux hommes qu’il contactait sur le site coco.fr, Dominique Pelicot envoyait des photos de son épouse, habillée ou en sous-vêtements, souriant à l’objectif. Et ses messages aussi laissaient croire qu’elle était consentante : « Elle a mis sa nuisette » ; « Elle s’est lavée » ; « On a regardé les vidéos ».

Caroline Darian | Et j’ai cessé de t’appeler Papa. Quand la soumission chimique frappe une famille, JC Lattès, 192 p., 20 € Cynthia Illouz | Procès de Mazan. La déflagration, L’Observatoire, 208 p., 20 € Mathilde Levesque | Procès Mazan. Une résistance à dire le viol, Payot & Rivages, 144 p., 8 € Caroline Darian | Pour que l’on se souvienne. Après le procès de Mazan, le combat pour toutes les victimes de soumission chimique, JC Lattès, 180 p., 19,90 € Manon Garcia | Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot, Flammarion, coll. « Climats », 232 p., 21 € Claire Berest | La Chair des autres, Albin Michel, 213 p., 18,90 € Laurent Valdiguié | Fétiche45 : les autres vies de Dominique Pelicot, Seuil, 224 p., 19,50 € Élise Costa | Ecrire Mazan. Une affaire, mille façons de l’écrire, Marchialy, 300 p., 22 € Marion Dubreuil | Mazan, la traversée du Styx, Denoël, 217 p., 19,50 € Mathieu Palain et Louise Colcombet | Notre affaire. Une BD de combat et d’espoir, L’Iconoclaste, 336 p., 34 € Béatrice Zavarro | Défendre l’indéfendable. L’avocate de Dominique Pelicot raconte, avec D. Prieur, Mareuil éditions, 272 p., 21 € Valérie Manteau | Entre chiens et loups, coll. « Des nouvelles du réel », Stock, 236 p., 20 € Collectif | Mazan. Anthropologie d’un procès pour viols, Le Bruit du monde, 336 p., 22 € Clara Seren-Rosso | L’audience est suspendue. Un autre regard sur le procès des viols de Mazan
« Écrire Mazan. Une affaire, mille façons de l’écrire », Élise Costa (détail) © Marchialy

Dominique Pelicot est un roué manipulateur. Il adapte son discours aux réticences de ses interlocuteurs, qui pour la plupart réfléchissent peu et manquent d’empathie. « Quand on a réussi à berner toute une famille pendant cinquante ans, est-il fou de penser qu’on a pu tromper des hommes en quête de triolisme ? », « demande » un avocat de la défense. Comment ces hommes auraient-ils pu imaginer l’inimaginable ?

L’accusation balaie ces arguments. Comme le montrent les interrogatoires et les vidéos, les coaccusés étaient conscients d’agir sans le consentement de Gisèle Pelicot : ils se déshabillent hors de la chambre pour pouvoir s’enfuir si elle se réveille, ils s’effraient du moindre de ses mouvements, se déplacent lentement, chuchotent. Les seuls échanges écrits retrouvés n’évoquent ni jeu de couples ni triolisme. Dominique Pelicot écrit par exemple à un coaccusé : « Je cherche complice pervers pour abuser de ma femme endormie en tournante chez moi. Elle prend tous les jours son somnifère, elle te verra même pas. Belle salope prude qui veut pas de trio. »

Au terme de 68 jours d’audience, tous les accusés sont condamnés pour viol, sauf un qui n’a pas pénétré Gisèle Pelicot. Selon les juges, tous les coaccusés ne savaient pas que Gisèle Pelicot était sédatée, mais si aucun n’a recherché son consentement, c’est qu’ils ont tous eu l’intention de la violer. Le nœud du procès n’est donc pas dénoué, mais contourné. À l’exception de Dominique Pelicot, condamné à vingt ans de réclusion criminelle, les peines des coaccusés, qui s’étalent pour la plupart entre six et dix ans de prison, sont inférieures aux réquisitions. Le seul accusé qui a fait appel a écopé d’une année de réclusion supplémentaire à l’issue d’un procès qui vient de se tenir à Nîmes.

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Le temps des livres

Après la chronique judiciaire, tenue au jour le jour dans la fièvre du procès d’Avignon, voici venu le temps des livres. La plupart ont été publiés par des femmes qui ont assisté aux audiences. C’est le cas de la fille de Gisèle Pelicot, Caroline Darian, et de Béatrice Zavarro, l’avocate de Dominique Pelicot. C’est aussi le cas des journalistes Clara Seren-Rosso, Élise Costa, Anna Margueritat, Louise Colcombet et Marion Dubreuil, des romancières Claire Berest et Valérie Manteau, de la philosophe Manon Garcia, de la linguiste Mathilde Levesque et d’un collectif de quatorze anthropologues (qui compte deux hommes). Un ouvrage a été écrit par une journaliste et consultante qui n’a pas assisté au procès, Cynthia Illouz, et un autre par le journaliste Laurent Valdiguié, qui a enquêté sur le passé de Dominique Pelicot mais n’a pas assisté au procès non plus.

Si l’on excepte les solides ouvrages de Clara Seren-Rosso, Mathilde Levesque et Laurent Valdiguié, ces livres présentent plusieurs problèmes. Le premier concerne le traitement des coaccusés.

Une violence sociale ?

Si Dominique Pelicot est sans conteste un dangereux psychopathe, on ne peut en dire autant de la plupart de ses cinquante coaccusés. Comment expliquer qu’autant d’hommes apparemment normaux se soient livrés à des viols ? La raison est sans doute en grande partie sociologique : elle vient du milieu où ils vivent et où ils ont grandi. Si les violeurs condamnés chaque année par la justice sont issus de toutes les classes sociales, ce n’est pas le cas de ces hommes.

Seul le livre des quatorze anthropologues propose une lecture sociologique de l’affaire. Dominique Pelicot « parle posément, de manière soutenue, seulement quand il y est invité », notent-ils, tandis que beaucoup de ses coaccusés « bafouillent, ne comprennent pas toujours les questions qui leur sont adressées, cherchent leurs mots, ou, à l’inverse, prennent spontanément la parole et mobilisent un vocabulaire argotique ». Hélas, ces anthropologues ne consacrent que cinq pages, sur 330, à cette hypothèse, leur livre s’intéressant surtout à l’impact du procès sur la vie des Avignonnais.

Caroline Darian | Et j’ai cessé de t’appeler Papa. Quand la soumission chimique frappe une famille, JC Lattès, 192 p., 20 € Cynthia Illouz | Procès de Mazan. La déflagration, L’Observatoire, 208 p., 20 € Mathilde Levesque | Procès Mazan. Une résistance à dire le viol, Payot & Rivages, 144 p., 8 € Caroline Darian | Pour que l’on se souvienne. Après le procès de Mazan, le combat pour toutes les victimes de soumission chimique, JC Lattès, 180 p., 19,90 € Manon Garcia | Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot, Flammarion, coll. « Climats », 232 p., 21 € Claire Berest | La Chair des autres, Albin Michel, 213 p., 18,90 € Laurent Valdiguié | Fétiche45 : les autres vies de Dominique Pelicot, Seuil, 224 p., 19,50 € Élise Costa | Ecrire Mazan. Une affaire, mille façons de l’écrire, Marchialy, 300 p., 22 € Marion Dubreuil | Mazan, la traversée du Styx, Denoël, 217 p., 19,50 € Mathieu Palain et Louise Colcombet | Notre affaire. Une BD de combat et d’espoir, L’Iconoclaste, 336 p., 34 € Béatrice Zavarro | Défendre l’indéfendable. L’avocate de Dominique Pelicot raconte, avec D. Prieur, Mareuil éditions, 272 p., 21 € Valérie Manteau | Entre chiens et loups, coll. « Des nouvelles du réel », Stock, 236 p., 20 € Collectif | Mazan. Anthropologie d’un procès pour viols, Le Bruit du monde, 336 p., 22 € Clara Seren-Rosso | L’audience est suspendue. Un autre regard sur le procès des viols de Mazan

La journaliste Clara Seren-Rosso, la seule à relever que Dominique Pelicot a eu des difficultés à recruter des complices, note que « le procès Mazan est aussi une affaire de classes », mais elle ne creuse pas ce sillon. De même, Claire Berest note que, parmi les coaccusés, « la majorité appartient plutôt aux laissés-pour-compte de notre société », et ajoute que « ces hommes ont des lacunes d’éducation et de culture pour cerner le viol », mais son interprétation sociologique s’arrête là.

Aucun livre ne se penche en détail sur les emplois des coaccusés. Seule Claire Berest envisage un instant que Dominique Pelicot, électricien de formation et petit entrepreneur raté, ait pu être guidé en partie par un désir de revanche sociale sur sa femme, qui a fait une carrière de cadre – il la traite sur plusieurs vidéos de « salope de bourgeoise ». Et tous rejettent sans examen l’idée que Dominique Pelicot ait pu exercer un pouvoir sur ses complices parce qu’il appartient à une classe aisée – il se présente à eux comme médecin à la retraite et les accueille dans une maison avec piscine. Au contraire, la grande majorité des auteurs affirment que les coaccusés « forment un échantillon représentatif des hommes de la société française », comme l’écrit la philosophe Manon Garcia : ils « ont tous les âges, exercent tous les métiers, viennent de tous les milieux, ou presque ». En réalité, les milieux représentés ne le sont pas à parts égales. Les coaccusés comptent six chauffeurs routiers ou livreurs, huit personnes sans emploi et dix travailleurs du BTP, mais un seul cadre et aucun fonctionnaire. De même, treize accusés ont déclaré aux enquêteurs avoir été victimes de violences sexuelles pendant leur enfance, ce qui représente une proportion cinq fois supérieure à la moyenne nationale. Six ont été condamnés pour violences conjugales et trois pour viols sur mineurs, ce qui est aussi très au-dessus de la moyenne. Cet échantillon n’est donc pas représentatif.

Ne pas psychologiser, dénoncer

Outre des explications sociologiques, les faits appellent aussi des explications psychologiques. Dominique Pelicot a utilisé, par exemple, des techniques de manipulation comme l’amorçage (amener un sujet à prendre une décision en lui cachant certains de ses inconvénients qui ne sont dévoilés qu’ultérieurement) et l’escalade d’engagement (continuer à prendre des décisions dans la continuité d’une décision initiale, même quand elle est remise en cause par les faits). Il embrigade ainsi ses complices, un petit geste après l’autre, en leur imposant un protocole précis : se garer loin de la maison, laisser son téléphone dans la voiture, ne pas fumer ni se parfumer avant, avoir les ongles propres et courts, se déshabiller dans le garage ou dans la cuisine, se laver les mains à l’eau chaude ou les réchauffer sur un radiateur. Chaque injonction acceptée rend plus difficile de dire non une fois dans la chambre.

À l’exception de Clara Seren-Rosso, aucun auteur ne propose non plus un portrait psychologique des coaccusés, comme si examiner ces hommes au cas par cas, pour essayer de les comprendre, c’était risquer de les excuser. Pour Manon Garcia, par exemple, individualiser le jugement « donne inévitablement lieu à une approche biographique déresponsabilisante ». Le viol n’est pas « une affaire d’individus », écrit-elle, « le viol est politique », car tous les hommes sont à ses yeux des violeurs en puissance.

Au lieu de s’encombrer de sociologie et de psychologie, la plupart de ces livres réduisent les coaccusés à leur point commun le plus évident : ce sont des hommes. La journaliste Marion Dubreuil confie ainsi que, durant le procès, « on a toutes et tous cherché les déterminants communs des accusés », comme s’il fallait que tous ces hommes aient commis leur crime pour les mêmes raisons.

Cette lecture a le mérite de la simplicité. Elle présente aussi l’intérêt de conforter les auteurs féministes dans leurs convictions – convictions dont plusieurs se réclament volontiers, même quand ils sont journalistes ou universitaires. Par exemple, selon les anthropologues qui ont enquêté à Avignon, et qui affichent leur « ancrage féministe », si Gisèle Pelicot a fait du procès un événement historique en demandant la levée du huis clos, « c’est pour que collectivement et politiquement, nous en fassions quelque chose ». La science n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service d’un projet politique.

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Un procès kaléidoscopique

Au lieu d’essayer de comprendre comment des dizaines d’hommes ont pu violer une femme inconsciente, la plupart des auteurs piochent dans l’affaire de quoi étayer des thèses pré-écrites ou promouvoir leurs combats. C’est le cas de Caroline Darian, qui utilise son dernier livre pour faire connaître son association d’aide aux victimes de soumission chimique. C’est le cas aussi de la BD engagée Notre affaire, qui propose plusieurs histoires touchantes mais se perd en considérations sur la culture du viol, les violences sexuelles dans les médias, l’inceste ou encore l’éducation sexuelle au collège, ne consacrant finalement qu’un quart de ses pages à l’affaire Pelicot. Et c’est le cas de Cynthia Illouz, pour qui « former, c’est armer les entreprises pour qu’elles cessent d’être des zones grises où l’impunité prospère » – ce propos hors sujet, qu’accompagne un appel à « un financement massif » de la lutte contre les violences sexuelles, semble servir avant tout l’activité professionnelle de cette formatrice en entreprise.

Le procès attire tant les projecteurs qu’il est tentant, pour les auteurs, d’en profiter pour mettre en lumière les problèmes qui leur tiennent à cœur, même si ces problèmes sont hors sujet. Gisèle Pelicot devient l’incarnation de toutes les violences faites aux femmes. Ces divers livres abondent ainsi en longues digressions sur les féminicides, les relations toxiques, le sexisme des policiers, les erreurs judiciaires ou tel ou tel fait divers éloigné. Les comparaisons incongrues ou obscènes ne sont pas rares non plus. L’écrivaine Claire Berest, qui évoque longuement des tueurs en série comme Jack l’Éventreur et Marc Dutroux, compare Gisèle Pelicot refusant le huis clos à ces « quelques déportés d’Auschwitz qui parvinrent à prendre des photographies dans les camps, au péril d’être assassinés séance tenante ». Valérie Manteau compare, quant à elle, les coaccusés à des militaires turcs humiliés par leurs supérieurs. Et Cynthia Illouz, qui finit par oublier presque complètement l’affaire Pelicot dans les deux derniers chapitres de son livre, parle de Harvey Weinstein, des violences sexuelles au travail et du harcèlement dans les transports en commun.

Reprenant la fameuse thèse de la « banalité du mal », Mathilde Levesque, Claire Berest, Manon Garcia et Valérie Manteau vont jusqu’à comparer les coaccusés à Adolf Eichmann. Si les deux premières nuancent leur comparaison, Manon Garcia décrit ce logisticien en chef de la Shoah comme un simple fonctionnaire zélé, « un Allemand lambda, ni pire ni meilleur », alors qu’Eichmann était en réalité un antisémite fanatisé, qui a déclaré après son arrestation : « Le sentiment d’avoir cinq millions d’êtres humains sur la conscience me procure une satisfaction extraordinaire. » Comment comparer cet homme aux coaccusés de Mazan ?

Caroline Darian | Et j’ai cessé de t’appeler Papa. Quand la soumission chimique frappe une famille, JC Lattès, 192 p., 20 € Cynthia Illouz | Procès de Mazan. La déflagration, L’Observatoire, 208 p., 20 € Mathilde Levesque | Procès Mazan. Une résistance à dire le viol, Payot & Rivages, 144 p., 8 € Caroline Darian | Pour que l’on se souvienne. Après le procès de Mazan, le combat pour toutes les victimes de soumission chimique, JC Lattès, 180 p., 19,90 € Manon Garcia | Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot, Flammarion, coll. « Climats », 232 p., 21 € Claire Berest | La Chair des autres, Albin Michel, 213 p., 18,90 € Laurent Valdiguié | Fétiche45 : les autres vies de Dominique Pelicot, Seuil, 224 p., 19,50 € Élise Costa | Ecrire Mazan. Une affaire, mille façons de l’écrire, Marchialy, 300 p., 22 € Marion Dubreuil | Mazan, la traversée du Styx, Denoël, 217 p., 19,50 € Mathieu Palain et Louise Colcombet | Notre affaire. Une BD de combat et d’espoir, L’Iconoclaste, 336 p., 34 € Béatrice Zavarro | Défendre l’indéfendable. L’avocate de Dominique Pelicot raconte, avec D. Prieur, Mareuil éditions, 272 p., 21 € Valérie Manteau | Entre chiens et loups, coll. « Des nouvelles du réel », Stock, 236 p., 20 € Collectif | Mazan. Anthropologie d’un procès pour viols, Le Bruit du monde, 336 p., 22 € Clara Seren-Rosso | L’audience est suspendue. Un autre regard sur le procès des viols de Mazan
Graffiti féministe (Paris) © CC-BY-1.0/Guallendra/WikiCommons

Et moi, et moi, et moi

Les livres écrits par des acteurs du procès, Caroline Darian (la fille de Gisèle Pelicot) et Béatrice Zavarro (l’avocate de Dominique Pelicot), sont en toute logique très personnels. Curieusement, c’est aussi le cas de presque tous les autres auteurs, qui partagent volontiers leur colère, leurs souvenirs, leurs convictions politiques, leur vie conjugale, voire leur avis sur la décoration de la chambre du couple Pelicot (Manon Garcia la trouve laide). On est loin de la sobriété magistrale de Florence Aubenas face au procès d’Outreau.

Si presque aucun auteur n’échappe à la confession, les écrivaines sont particulièrement présentes dans leurs livres. Claire Berest confie par exemple des souvenirs d’enfance, sa passion des faits divers, ses lectures sur la Deuxième Guerre mondiale, ce que lui inspire la tapisserie de la salle d’audience, ou encore ce qu’elle faisait le jour où un policier a révélé à Gisèle Pelicot les atrocités de son mari : « J’étais en plein dans les cartons, car la semaine suivante mon appartement était vendu et je quittais Paris. » Le livre de sa consœur Valérie Manteau a aussi des allures de journal intime. Sans lésiner sur le remplissage, elle raconte ce qu’elle ressent avant, pendant et après les audiences, comment elle se rend à Avignon, où elle loge, ce qu’elle regarde à la télé, ce qu’elle mange, ce qu’en pensent ses copines et son petit ami. Même son chat a droit à plusieurs pages.

Les journalistes et les chercheurs ne sont pas en reste. Eux aussi jugent souvent les faits à l’aune de leur ressenti, sans recul ni contrepoids, portant leurs émotions en bandoulière comme des signes d’appartenance au camp du Bien. La confession tient lieu d’analyse de soi.

« Raconter une histoire, c’est aussi raconter comment on la vit », estime par exemple la journaliste Élise Costa, qui donne à ses collègues débutants cet autre conseil insolite : « La seule chose que vous devez vous demander, c’est : que vais-je avoir envie d’écrire ? » Et au diable les faits ? Dans son livre, la reproduction des articles qu’elle a publiés sur Slate.fr est accompagnée de notes et de dessins dont l’utilité ne saute pas aux yeux – ses dessins montrent, par exemple, une gare où est arrêté son train et la vue depuis sa chambre d’hôtel, mais aucun ne représente l’audience ou ses protagonistes.

Opportunisme éditorial ?

Certains auteurs n’en fournissent pas moins un travail remarquable. Mathilde Levesque propose une étude fine et documentée des discours tenus pendant le procès. Élise Costa propose une enquête fouillée sur le travail des policiers. Laurent Valdiguié retrace en détail le passé de Dominique Pelicot. Et Clara Seren-Rosso mêle instantanés bien choisis et analyses ciselées de la mécanique du procès dans un livre magnifique – elle est par ailleurs la seule à interroger la dynamique du « clan » des journalistes et des chercheurs pendant le procès, et la distance sociale qui sépare ce groupe de celui des coaccusés.

Des zones d’ombre demeurent cependant, en particulier autour de ces coaccusés. Le procès, mené au pas de charge, ne leur a laissé à chacun qu’une demi‑journée d’audience, voire moins. Et les experts psychiatres convoqués à la barre n’ont pas tous brillé par le sérieux de leur diagnostic. Pourtant, une fois le procès passé, aucun auteur n’a enquêté pour compléter ces portraits lacunaires.

Les quatorze anthropologues le revendiquent : « Nous avons choisi d’écrire comme nous avons enquêté, à un rythme soutenu. Cette urgence n’est pas uniquement intellectuelle, ou liée aux calendriers éditoriaux. Elle provient d’un bouillonnement émotionnel, d’une volonté impérieuse de restituer et de transmettre ». Ces scientifiques ont donc fait le choix de se laisser guider par leurs émotions, tout en admettant que ces émotions les ont perturbés (insomnies, fatigue, migraines, hémorragies menstruelles, arrêt des règles).

Face au choc de l’affaire Pelicot, de fait, comment ne pas être envahi par le dégoût et la colère ? Même des policiers aguerris se disent bouleversés par les vidéos des viols de Gisèle Pelicot. Mais alors pourquoi ne pas prendre le temps du recul et de l’enquête ? La raison est peut-être prosaïque : leurs auteurs ont voulu publier vite, sous les encouragements de leurs éditeurs.

Alors que le verdict est rendu le 19 décembre, le premier livre sur le procès, celui de Cynthia Illouz, paraît dès le 22 janvier. Puis les livres de Mathilde Levesque, Caroline Darian et Manon Garcia paraissent tous les trois le 5 mars, peu avant la Journée internationale des droits des femmes. Cinq mois à peine après la fin du procès, sept livres ont déjà été publiés sur l’affaire Pelicot. Selon la journaliste Clémentine Goldszal, ces sept livres ont été tirés à plus de 5 000 exemplaires chacun, signe de « l’ambition commerciale des éditeurs », dans une période morose pour le secteur du livre. « Le sujet des violences sexuelles est assez à la mode chez les éditeurs actuellement », déclarait récemment une libraire parisienne, interrogée par Libération. Le premier ouvrage sur l’affaire, un témoignage touchant et détaillé publié par la fille de Gisèle Pelicot en 2022, s’est écoulé à 50 000 exemplaires et est en cours de traduction dans 19 pays. De quoi aiguiser les appétits des éditeurs ? C’est difficile à savoir. Si les auteurs de ces ouvrages aiment partager leurs souvenirs et leurs sentiments, pas un, hélas, ne parle de son contrat d’édition.

Le livre de Gisèle Pelicot devrait paraître en février 2026 dans vingt pays simultanément. Il devrait être traduit en plus de vingt-cinq langues et adapté par HBO. Mais l’affaire Pelicot attend toujours une analyse de fond.

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