À travers les nombreuses lettres qu’il adressait aux cinéastes et les tout aussi nombreuses réponses qu’il recevait d’eux, cette volumineuse correspondance dessine d’un François Truffaut pétillant d’intelligence un portrait émouvant et sensible. Un Truffaut passionné de cinéma, de tous les cinémas, de Hitchcock à Renoir, de la Nouvelle Vague à Fellini, de Lubitsch à Kubrick… Un siècle de cinéma défile sous sa plume, féroce parfois, tendre souvent.
Entre 1954 et 1984, François Truffaut a écrit des centaines de lettres à des cinéastes, notamment des cinéastes américains et français, mais aussi italiens, espagnols, anglais, allemands… des réalisateurs d’avant guerre, de Hollywood ou de la Nouvelle Vague. Véritable épistolier, il écrivait plusieurs lettres par jour, avide de connaitre et de comprendre le travail de ses correspondants ; empressé de leur donner ses commentaires, ses critiques ou ses conseils ; désireux de leur faire partager l’évolution de ses projets mais aussi ses inquiétudes ou ses problèmes financiers. Il s’adresse à ses correspondants dans un style ferme et direct, avec conviction et enthousiasme, parfois avec véhémence et colère, toujours libre et rarement euphémisé. Véhément, il l’est et il le reconnait. Dans une lettre qu’il adresse à Claude Autant-Lara, Truffaut ne mâche pas ses mots : « Lorsque j’étais critique, de 1953 à 1958, je faisais mon travail, sans doute avec véhémence mais pas plus que vous lorsque vous qualifiez, dans Le Quotidien de Paris du 1er avril, l’actrice Marthe Keller de minable. » Mais la colère, la véhémence, voire l’insulte, vont surtout s’exprimer dans ses lettres à Jean-Luc Godard.
L’amitié avec Godard, au fondement du rayonnement des Cahiers du cinéma et de l’invention de la Nouvelle Vague, va se rompre dès 1973. L’ambiance y est bien mauvaise. Dans une très longue lettre (« désagréable jusqu’au bout ») de juin 1973, de près de dix pages, Truffaut se lâche complètement. Il reproche à Godard d’extorquer de l’argent à Jean-Pierre Léaud, qui avait été malheureusement responsable de l’accident ayant handicapé la comédienne Marie Dedieu. « Je l’ai lue [la lettre de Godard à Léaud] et je la trouve dégueulasse. C’est à cause d’elle que je sens le moment venu de te dire, longuement, que selon moi tu te conduis comme une merde ». La lettre contient bien d’autres méchancetés. Godard est un « fumiste », un « dandy » quand il traite Pierre Braunberger (producteur notamment de Tirez sur le pianiste, 1960, de François Truffaut) de « sale juif ».
L’amitié est justement un trait caractéristique de la personnalité de Truffaut. Il aime Jacques Rivette, c’est son « meilleur ami ». À Godard, il écrit : « plus tu aimes les masses, plus j’aime Jean-Pierre Léaud, Janine Bazin… ». Il aime et admire les gens. Envers Jean Renoir, c’est une admiration sans borne, affective, filiale. Il s’adresse à lui avec une émotion intense : « Vous m’avez appris le cinéma […] mais je pense souvent que vous m’avez, également avec Bazin, appris à vivre » et plus loin : « J’ai toujours le sentiment que ma vie est liée à votre œuvre ; tout cela est mal expliqué dans cette lettre, mais le serait encore plus mal de vive voix, l’essentiel étant de vous confier à quel point il m’a été nécessaire de me sentir de votre famille dans le sens le plus réel du mot… » Il termine une de ses lettres par cette déclaration d’amour d’une tendresse infinie : « sachez que je vous aime tous deux (Jean et Dido Renoir) énormément et que je vous embrasse ». L’affection de Renoir pour Truffaut ne se fera pas attendre : « Votre lettre est comme la rosée du matin. Elle efface les cauchemars de la nuit », lui répond-il. En regardant une photo dans le livre de Jean Collet (Le cinéma de François Truffaut), le cinéaste espagnol Fernando Trueba écrit à Truffaut : « vous êtes à côté de Jean Renoir. Vous êtes comme son fils et lui, il a ce regard triste et perdu, une expression qui mêle à la fois clarté, tendresse et sagesse ».

Avec Hitchcock, c’est d’une tout autre admiration qu’il s‘agit, une admiration marquée par le respect. Pour Truffaut, « Hitch » est le « meilleur metteur en scène au monde ». Truffaut est bienveillant avec les autres. Il exprime toujours son admiration avec pudeur et délicatesse, mais fermement et sans aucune flagornerie. Il signe « avec mon respect, mon admiration et ma fidèle affection » une lettre qu’il adresse à Abel Gance. À Jacques Tati, à Louis Malle, à Bertrand Tavernier… Truffaut exprime son soutien à leurs œuvres et des encouragements ou des souhaits de réussite. Il ira même jusqu’à leur prodiguer des conseils et leur apporter son aide, comme il le fera avec Leos Carax, Claude Miller ou Marcel Ophuls : casting, lecture de scénarios, relations avec des producteurs ou des distributeurs… Il recommande Jeanne Moreau à Buñuel pour Le journal d’une femme de chambre (1964), Alexandra Stewart à Arthur Penn pour Mickey One (1965)…
Lorsqu’il fait l’analyse – en six pages – du scénario de Frenzy (1972) qu’Hitchcock lui demande, il apporte quelques critiques et précise : « Vous savez tout le respect, l’admiration et la vénération que je vous porte et aussi l’intimité avec laquelle je me trouve devant vos films lorsqu’ils sont terminés, mais je considère que, les scénarios étant simplement des étapes de travail, ces étapes peuvent être critiquées sincèrement et fermement, même si aucune de mes critiques ne devait vous paraître effective ».
À travers sa correspondance avec Hitchcock, mais aussi avec d’autres cinéastes, Truffaut laisse deviner son côté organisateur, travailleur, perfectionniste même. Il est plus dans le faire que dans le dire. « Ce qui est en question dans ces dialogues [avec Hitchcock] », écrira l’écrivain et théoricien du cinéma Jean Collet (cité par Bernard Bastide dans sa préface), « ce n’est pas un hypothétique message d’Hitchcock, c’est un savoir-faire ». Son sens de l’organisation, de la planification, il le doit à sa curiosité, à son besoin d’être informé de tout, à son optimisme et à sa puissance de création, au foisonnement d’idées et de projets qui l’anime. Renoir ne s’y trompe guère, qui, à la suite d’un article dans L’Express consacré à Truffaut, lui déclare qu’une « impression d’optimisme précis se dégage de votre œuvre ». La précision, les faits avant tout. Truffaut est un homme de cinéma, dans le sens d’un homme qui fabrique des films. C’est ainsi qu’Hitchcock le qualifie : « Beaucoup de cinéastes ont l’amour du cinéma, mais vous, vous avez l’amour de la pellicule ». Et effectivement, Truffaut fabrique des films, aime tourner, travailler sur un scénario. Mais, paradoxalement, il parle peu de technique cinématographique, de méthodes de direction d’acteurs, de tournage, de photographie…
En revanche, Truffaut aborde avec ses correspondants les relations avec les producteurs et les distributeurs, les salaires des vedettes ou encore les évolutions de la société Les films du Carrosse qu’il a créée en 1957. En matière de finances, il est exigeant, raisonnable, indépendant comme l’écrit Bernard Bastide dans sa préface : « Farouchement indépendant, il se refuse à solliciter l’aide de l’État – notamment l’avance sur recettes – pour monter ses projets ». En 1981, Truffaut écrit à Éric Rohmer pour lui expliquer la « laborieuse construction financière » de Ma nuit chez Maud (1969) et termine sa lettre en lui disant fermement : « Je voulais seulement préciser ici mon aversion pour le mécénat et mon goût pour les affaires saines et raisonnables ». Il n’empêche que le travail de réalisation le plonge souvent dans des états d’abattement et d’anxiété. « Le tournage [L’Histoire d’Adèle H, 1975] marche bien, malgré la grande fatigue générale causée par les variations météorologiques, la double version (français-anglais) et surtout l’hypersensibilité de notre jeune actrice (Isabelle Adjani) ».
Il fait trop de choses en même temps, tourne deux films à la fois (Adèle H et L’Argent de poche, 1975) qui se bousculent : « je balance sans arrêt entre le surmenage et la mauvaise conscience », écrit-il à Renoir. Il se sent « vidé ». Et puis il y a cette fameuse phrase en forme d’aphorisme par laquelle Truffaut exprime à Jacques Rivette ses sentiments en tant que réalisateur : « On est rarement heureux avant un film, on ne l’est jamais après, il faut donc tâcher de l’être pendant et cette fois [peut-être à propos de Farenheit 451, 1966] ça n’a pas été le cas ». Peut-être ses moments d’abattement ont-ils eu quelque influence sur son peu de goût pour les mondanités, les événements festifs ou les diners en ville. Chabrol, grand amateur de bonne chère, connaissait l’aversion de Truffaut pour les « repas qui s’éternisent ». Il s’en est bien souvenu quand, dans une lettre, il l’invite à « un non-déjeuner dans le courant de la semaine… Si tu veux, on en parlera devant une assiette vide », conclut-il.
Ses inquiétudes et ses déprimes ne l’empêchent pas de faire preuve d’ironie dans ses lettres, d’user parfois de jeux de mots espiègles. Il rappelle à Renoir qu’à l’époque de French Cancan (1954) on appelait Truffaut et Rivette les « inséparables Truffette et Rivaut ». À Renoir encore, en lui parlant de son voyage en Irlande, Truffaut note : « Je vous écrirai à mon retour d’Irlande si je ne tombe pas dans un traquenard catholique ou protestant ». Dans une lettre qu’il adresse à Hitchcock à propos du livre Le cinéma selon Alfred Hitchcock (Robert Laffont, 1966), il remarque, persifleur : « C’est un livre spécialisé, destiné au public spécialisé. Il est plus proche des livres d’Igor Stravinsky ou du Journal de Paul Klee que des mémoires de Svetlana Staline ».
Dans cette monumentale correspondance, François Truffaut affirme ses passions et ses admirations, son amour du cinéma certes mais surtout son amour des faiseurs de films et des comédiens. Il écrit comme on parle, simplement, directement, de façon imagée. Il n’est pas seulement un homme-cinéma. Un homme qui dialogue avec sincérité en s’adressant à chacun intimement, avec une grande tendresse. S’il reproche à Godard de mépriser les comédiens, s’il accuse Rivette – bien qu’ami sincère – de tenir la comédienne Alexandra Stewart pour du « bétail », lui, d’emblée fait confiance à ses interlocuteurs, leur accorde à respect et bienveillance. On découvre, dans le dédale de ces lettres échangées, un chemin fait d’intelligence, d’amour et de drôlerie.