À la jonction de deux infinis

Flottant entre deux profondeurs, celle des atomes d’un côté et celle des galaxies de l’autre, deux petits livres, récemment publiés, nous donnent un aperçu de l’état actuel de notre compréhension d’un Univers où les lois de la physique comblent la distance entre ciel et terre.

Françoise Combes | Petite histoire de la cosmologie. CNRS Éditions, 152 p., 11 €
Jean Dalibard | Piéger les atomes. CNRS Éditions, 90 p., 9 € 

Hormis le fait d’avoir été écrits par deux chercheurs ayant reçu la médaille d’or du CNRS, ces deux petits textes pourraient sembler n’avoir rien en commun. Dédiés à ces deux merveilles qui, selon Pascal, nous entourent, l’infiniment grand et l’infiniment petit, ils accompagnent le lecteur dans deux directions opposées. Néanmoins, les lire ensemble donne l’opportunité d’appréhender la physique contemporaine pour ce qu’elle est, depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle, soit une construction intellectuelle s’appuyant sur l’idée que les mêmes théories peuvent décrire à la fois le ciel et la terre. Oublier cette vision d’ensemble laisse trop souvent le champ libre à une représentation tout à fait discutable, qu’Alexandre Koyré a pointée du doigt dans le premier chapitre de ses Études newtoniennes, cherchant l’origine de la science moderne dans l’esprit pratique, orienté vers la solution des problèmes concrets des techniciens, des ingénieurs civils et militaires de la première modernité. C’est un point de vue qui sous-estime le rôle que la curiosité et les exigences métaphysiques ont pu jouer dans le développement des mathématiques et de l’astronomie, rôle qui mena à la redécouverte de la science grecque. Il occulte aussi deux aspects ne coïncidant guère et qui sont inhérents à la nature empirique de la physique : l’expérimentation, c’est-à-dire la manipulation des objets de la recherche dans le milieu du laboratoire, d’un côté, et l’observation, de l’autre.

L’observation du mouvement des astres, objets sur lesquels on ne peut exercer aucune manipulation, a poussé Galilée et Newton à développer les lois de la dynamique et de la gravitation. Ces mêmes lois, appliquées aux objets sur terre, ont pu servir aussi à l’avancement de technologies comme la balistique. En même temps, pour vérifier les lois célestes, Galilée a utilisé des manipulations de laboratoire telles que, par exemple, sa fameuse expérience du plan incliné. Cela fait que la description conjointe du ciel et de la terre reste le moteur qui fait vivre la physique, même à une époque où l’extrême spécialisation des domaines de recherche pourrait laisser penser le contraire.  

Françoise Combes, Petite histoire de la cosmologie, CNRS Éditions, 152 p., 11 €

Jean Dalibard, Piéger les atomes, CNRS Éditions, 90 p., 9 €
Ancienne photo du « Harem de Pickering », représentant les femmes calculatrices embauchées par l’astronome de Harvard Edward Charles Pickering. Le groupe inclut Henrietta Leavitt, Annie Jump Cannon, Williamina Fleming et Antonia Maury (1890) © CC0/Harvard College Observatory

Avec Françoise Combes, on est du côté du ciel. Ses contributions à la cosmologie sont innombrables. Son intérêt principal a toujours été dirigé vers l’évolution des galaxies. C’est bien l’idée, propre à la révolution scientifique, que les mêmes théories vérifiées par l’expérimentation peuvent expliquer nos observations d’objets très éloignés dans l’espace et dans le temps, idée qui a conduit aux premières simulations numériques de la forme des galaxies. Françoise Combes a ainsi pu expliquer l’origine de certains traits caractéristiques de ces objets, tel le bulbe observé dans la zone centrale des galaxies spirales. Depuis ses premières recherches, elle s’est intéressée aussi à la détection de molécules dans l’espace, notamment du monoxyde de carbone,  ainsi qu’au type de mécanismes à l’origine de leur synthèse au cours de l’évolution stellaire et galactique.

Dans les six chapitres qui composent sa Petite historie de la cosmologie, on trouvera un vrai état des lieux des idées qui ont guidé l’étude scientifique de l’Univers. Après un aperçu assez rapide sur les origines de la science de l’Univers, depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, vient une partie centrale composée de trois chapitres, entièrement consacrée au XXe siècle. Le premier, parcourant les étapes clé menant à la compréhension de la nature des galaxies, montre, entre autres choses, à quel point il a été difficile d’extrapoler la distance des objets observés par les astronomes. Le rôle central qu’ont eu les théories sur l’évolution stellaire et notamment sur la physique des étoiles variables pourrait difficilement être surévalué. La proportionnalité entre la période de certaines étoiles variables et leur luminosité, découverte par Henrietta Leavitt en 1924-1925, servira à Edwin Hubble pour démontrer l’existence d’objets extérieurs à notre galaxie. L’importance de la découverte d’Henrietta Leavitt ne sera reconnue que bien plus tard car les femmes « calculatrices » n’étaient pas censées participer aux publications de revues prestigieuses. Un excursus sur le rôle central des grandes théories, notamment celle de la relativité, et de lois physiques vérifiées « sur terre », tel l’effet Doppler, dans la naissance de l’idée d’un Univers en évolution conclut le chapitre.

Bien évidemment, le chapitre suivant est dédié à la théorie du Big Bang et aux difficultés que cette idée, qu’on doit à Georges Lemeaître, a rencontrées pour être acceptée. Suit un chapitre sur le fond cosmologique micro-ondes dont l’observation a donné la confirmation de l’existence d’un Univers primordial très dense et chaud, dont il est le reste fossile, confirmant l’idée que Lemaître avait déduite des théories d’Einstein. Un chapitre conclusif fait le point sur les nombreux problèmes encore ouverts, liés au décalage entre nos observations et les prévisions de théories existantes sur l’évolution de l’Univers. On reconnaîtra dans chaque étape de cette petite histoire de la cosmologie la même façon d’avancer du savoir que Koyré a identifiée dans la révolution scientifique : élargissement de notre capacité d’observation (de la lunette de Galilée aux grands télescopes sur terre, jusqu’à ceux lancés dans l’espace sur des satellites), élaboration de théories physiques (de la gravitation de Newton à la relativité générale d’Einstein pour arriver au modèle d’unification des forces et à la théorie, encore in progress, de la gravité quantique), validation des théories « sur terre » par des expériences (du plan incliné de Galilée aux grands accélérateurs de particules de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire [CERN]). 

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Avec Jean Dalibard, on plonge dans l’autre abîme, celui de l’infiniment petit. Le titre même de la conférence ici publiée, Piéger les atomes, nous transporte dans un environnement dans lequel règne la manipulation en laboratoire. L’auteur a figuré, ces quarante dernières années, parmi les protagonistes de quelques-unes des découvertes les plus importantes de la physique contemporaine. Par sa thèse, dirigée par Alain Aspect, avec qui il a cosigné l’un des célèbres articles sur l’inégalité de Bell, et ses travaux avec Claude Cohen-Tannoudji sur le refroidissement d’atomes, Dalibard a collaboré avec deux Prix Nobel de physique. Pas de surprise donc quant à la grande variété des thématiques dont traite son livre. Comme dans le cas de Françoise Combes, la diversité ne se traduit pas ici par un manque de cohérence.

Le fil rouge qui unit les recherches qui ont marqué la carrière de Jean Dalibard est clair dès le premier chapitre : depuis la découverte au cours de la première moitié du XXe siècle de la supraconductivité par Kamerligh Onnes (1911), et ensuite de la superfluidité de l’hélium liquide par Piotr Kapitsa, John F. Allen et Don Misener (1937), il est devenu de plus en plus évident que la mécanique quantique, conçue originairement pour décrire des spectres atomiques, impliquait des comportements collectifs d’objets composés de plusieurs atomes, tels un gaz, un liquide ou un solide. La condition pour observer ces effets est, en général, de pouvoir limiter au maximum l’agitation thermique dans ces systèmes, ainsi que d’en contrôler le plus possible la localisation. De là les deux mots clé qui unifient la plupart des travaux de Jean Dalibard : refroidir et piéger.

Les différents chapitres décrivent brièvement, mais dans un esprit pédagogique, les solutions élaborées pour, d’abord, ralentir la vitesse moyenne des atomes d’un gaz en utilisant leurs collisions avec les photons produits par un laser. Ensuite, pour les piéger dans un espace limité où ces atomes froids pourront interagir, ce qui permettra de mettre en évidence leur nature quantique. Il n’est pas inutile d’évoquer ici le fait que la première phase du refroidissement des atomes par laser utilise, comme mécanisme de modulation de la pression exercée par les photons sur les atomes, ce même effet Doppler qui a permis à Edwin Hubble de démontrer l’expansion de l’Univers. On se retrouve encore une fois dans cet Univers sans hiérarchies entre terre et ciel, décrit par les mêmes lois à toute échelle, qui a été imaginé par les protagonistes de la révolution scientifique du XVIIe siècle.

Françoise Combes, Petite histoire de la cosmologie, CNRS Éditions, 152 p., 11 € Jean Dalibard, Piéger les atomes, CNRS Éditions, 90 p., 9 €
« Liquid Helium, Superfluid », Alfred Leitner (1963) © CC0/WikiCommons

Les expériences sur des « ondes de matière » ont fait l’objet de travaux, aujourd’hui considérés comme des classiques, publiés par Dalibard et son équipe au cours des années 1990 et décrivant la manipulation (on parle, dans ce cas, de modulation de phase) des ondes de matière qui avaient été prévues par Louis de Broglie. Le contrôle de la matière froide mis au jour par Dalibard et son équipe a permis ensuite de produire, dans le laboratoire, cet état exotique de la matière connu sous le nom de condensé de Bose-Einstein, prévu théoriquement par Albert Einstein en 1925 sur la base des travaux de Satyendranath Bose. L’équipe de Dalibard a pu, ensuite, mettre en évidence la cohérence d’origine quantique de ces condensats en les étudiant dans un piège atomique mis en rotation. Cela a permis d’observer des tourbillons se produisant du fait que tous les atomes partagent la même fonction d’onde quantique, comme prévu par la théorie de Bose-Einstein. Le livre se conclut en décrivant quelques-unes des opportunités que la manipulation d’atomes froids offre à la simulation et au développement d’ordinateurs quantiques.

Dans l’un des fragments les plus célèbres du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, signé par son hétéronyme Vicente Guedes, on trouve une image très poétique de l’effet que les deux infinis pourraient avoir sur la conscience d’un homme : « Mon attention flotte entre deux mondes, et voit aveuglément la profondeur d’un océan, en même temps que la profondeur d’un ciel ; et ces profondeurs se mêlent, s’interpénètrent, et je ne sais plus ni où je suis, ni ce que je rêve ». Comme Vicente Guedes, en lisant la Petite histoire de la cosmologie de Françoise Combes et Piéger les atomes de Jean Dalibard, on aura l’impression de flotter entre deux mondes. Cependant, grâce à la lecture conjointe des deux livres, il apparaitra que, dans l’Univers de la science moderne, le ciel et l’océan se rencontrent et se confondent au fil d’un même horizon.