Sauver la physique du naufrage

Trois ans après avoir reçu le prix Nobel de physique, Alain Aspect signe un livre qui revisite avec une clarté et un esprit pédagogique uniques les moments clé de la polémique entre Bohr et Einstein sur les fondements de la mécanique quantique qui mènera ce dernier à la découverte de l’intrication quantique. Alain Aspect décrit avec passion et intelligence les expériences qui ont permis de vérifier la violation de l’inégalité de Bell. Cette violation montre la nécessité d’abandonner la notion de réalisme local, défendue par Einstein, et ouvre la voie à une nouvelle génération de technologies s’appuyant sur l’intrication quantique.

Alain Aspect | Si Einstein avait su. Odile Jacob, 364 p., 24,90 €

Les livres écrits par des protagonistes de la science contemporaine, surtout quand il s’agit de lauréats du prix Nobel, peuvent suivre des chemins narratifs fort différents. Il y a ceux qui penchent carrément vers le mémoire autobiographique, cédant trop souvent à la tentation d’une mise en scène un peu égotique inspirée du topos du « génie ». Le meilleur exemple de ce genre est sans aucun doute Vous voulez rire, monsieur Feynman !. D’un autre côté, il y a ceux qui tentent en outre de reconstruire le milieu historique, culturel et aussi politique dans lequel l’auteur s’est formé et qui a rendu possible sa production scientifique. C’est le cas, par exemple, du livre de Giorgio Parisi, lauréat du prix Nobel de physique en 2021.

Le fil conducteur autobiographique est présent dans Si Einstein avait su et constitue la dramatisation qui guide la lecture tout au long de ses huit chapitres. Exempt de toute autocélébration, Aspect décrit l’histoire des expériences qui lui ont valu le prix Nobel en 2022. Il nous fait entrevoir le milieu de la recherche française en 1975, quand un jeune enseignant chercheur de l’École normale supérieure de Cachan (ENSET à l’époque), avec un projet ambitieux, considéré par la majorité de la communauté scientifique comme trop spéculatif, voire presque philosophique, parvient à réaliser, dans le cadre de sa thèse d’État, quelques-unes des expériences clé de la physique du XXe siècle grâce à la confiance que lui accorde un jeune professeur de l’Institut d’optique, Christian Imbert, en l’accueillant dans son équipe.

La réalisation du système expérimental qui aboutira en 1982 à la vérification de la violation de l’inégalité de Bell par un ensemble de photons intriqués aura lieu grâce à la ténacité d’Aspect, aidé par les ingénieurs et techniciens de l’Institut d’optique et par d’autres techniciens et chercheurs du CEA et d’autres centres de recherche. Le compte rendu de cette aventure scientifique acquiert une dimension très particulière aujourd’hui : on se demande si une telle entreprise serait possible vu la pénurie désormais chronique de personnel d’appui à la recherche et la nécessité d’encadrer toute activité dans des projets financés sur la base de critères où l’excellence et la mode se confondent de façon inextricable. Le livre est donc aussi un témoignage d’un écosystème de recherche qui, en moins de vingt ans, a été voué à l’extinction par la rhétorique de l’excellence et de la compétition ainsi que par le mythe d’une recherche qui serait rendue plus efficace par des critères de management inspirés du monde de l’entreprise. 

Alain Aspect, Si Einstein avait su
Un instant T d’une expérience d’effacement quantique à choix retardé (détail) © CC BY-SA 3.0/Stigmatella aurantiaca/WikiCommons

La contextualisation des expériences d’Aspect dans le cadre de l’histoire de la physique constitue l’axe portant du livre. Dans les cinq premiers chapitres, l’auteur offre l’une des expositions les plus claires et pédagogiques de l’essor de la physique quantique et des débats qu’il engendra. Une histoire qui, depuis l’introduction par Planck (en 1900) et Einstein (en 1905) des quanta de lumière, en passant par le modèle de l’atome de Bohr (1913), arrive à la formulation d’un vrai formalisme quantique par Werner Heisenberg et Erwin Schrödinger (1925-1926) et ensuite par Paul Adrien Dirac (1929-1930). C’est une histoire qui culmine dans le fameux débat entre Bohr et Einstein qui a lieu à l’occasion des congrès Solvay de 1927 et 1930 et se poursuit avec la publication dans la Physical Review, en mai 1935, de l’article signé par Einstein et ses deux collaborateurs Boris Podolsky et Nathan Rosen. Cet article défie l’interprétation de Bohr en formulant l’expérience de pensée connue sous le nom de paradoxe EPR. La réponse de Bohr ne tarde pas, mais elle est moins tranchante que celles qu’il a pu élaborer à l’occasion des congrès Solvay. Le débat reste ouvert mais demeure latent, une conception favorable à l’approche de Bohr, connue sous le nom d’interprétation de Copenhague, étant dominante dans la communauté.

Une question clé, longtemps négligée même par les physiciens et mise en avant avec clarté par Aspect, est que, tandis que les discussions Bohr-Einstein des congrès Solvay étaient centrées sur les conséquences de la théorie quantique dans l’observation d’une entité individuelle, le paradoxe EPR met en jeu deux objets quantiques décrits par la même fonction d’onde en inventant, de cette façon, le concept même d’intrication. Les principes mis en jeu par l’EPR sont, par-delà les lois de la théorie quantique, le principe de causalité relativiste et le réalisme local. Le premier est une conséquence de l’impossibilité de propager une action à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cela implique que deux événements séparés d’une distance telle que tout signal les reliant devrait se propager plus vite que la lumière ne peuvent pas être en relation causale l’un avec l’autre. On parle, dans ce cas, d’un intervalle genre espace. Cela permet de définir la notion de local par rapport à un événement. Local est tout ce qui se passe autour de l’événement qui pourrait l’influencer avec une action se propageant à une vitesse égale ou inférieure à celle de la lumière.

Le réalisme local, que défend Einstein, affirme que la réalité physique d’un objet, soit l’ensemble de ses propriétés observables, ne peut pas dépendre d’événements situés en dehors de son milieu local, donc ne peut pas dépendre d’événements séparés par des intervalles de type espace. Or, l’EPR met en avant que, si l’on parvenait à séparer deux objets intriqués par un intervalle type espace, l’observation de l’un affecterait l’issue des mesures effectuées sur l’autre. Cela comporterait soit une violation du réalisme local, soit l’existence de variables physiques locales, cachées du point de vue quantique, qui auraient accompagné les deux objets depuis leur séparation. Donc, ou bien la mécanique quantique est une théorie incomplète, ou bien on devra renoncer au réalisme local ou redéfinir, comme le faisait déjà l’interprétation de Copenhague, notre notion de réalité physique.

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À la fin des années 1950, David Bohm, un autre physicien mal à l’aise avec l’orthodoxie de Copenhague, proposa une version de l’EPR utilisant des objets intriqués ne pouvant assumer que deux états (des variables dichotomiques), tels des électrons ou, mieux encore, des photons polarisés. C’est à la suite des travaux de Bohm que John Stuart Bell parvint, en 1964, à conduire l’EPR du domaine de l’épistémologie à celui de la physique expérimentale. Bell démontra, de façon très élégante, que, dans une expérience de mesure de polarisation de photons intriqués, le formalisme quantique et tout modèle s’appuyant sur des variables cachées pour respecter le réalisme local donneraient des résultats différents. Cette différence serait particulièrement importante en liaison avec certains angles entre les directions de mesure de la polarisation des deux photons. C’est la fameuse inégalité de Bell, respectée par un système contrôlé par des variables locales et violée par un système qui suivrait les lois de la mécanique quantique. Une première mesure utilisant des photons intriqués et deux polarisateurs fixes a été conçue en 1969  et ensuite réalisée en 1972 par John Clauser et ses collaborateurs. Pour cela, Clauser partagera le prix Nobel avec Aspect en 2022. 

Cette expérience montra une violation de l’inégalité de Bell marquant un point en faveur de la mécanique quantique et écartant de plus en plus la possibilité de décrire l’intrication par un modèle comportant des variables cachées. Cependant, il restait encore des échappatoires  pour préserver le réalisme local de ce résultat. Avant tout, la qualité de la source de photons intriqués, ainsi que la basse efficacité des révélateurs, rendaient assez longue et laborieuse l’obtention d’une statistique fiable. Ensuite, et c’était sans doute le principal point faible, comme l’avait déjà fait remarquer Bell, la seule manière d’exclure de façon rigoureuse l’idée que le résultat de la mesure ne dépend pas du choix de l’orientation des polarisateurs utilisés pour mesurer les photons serait de choisir cette orientation après leur émission par la source, de sorte que l’événement « choix de l’angle de mesure » soit séparé par un intervalle espace des deux particules intriquées.

Les expériences conduites par Alain Aspect avec Philippe Grangier et Gérard Roger, dont les résultats furent publiés en 1981 et 1982 dans la prestigieuse revue Physical Review Letters, répondaient au premier problème. Le premier article confirmait la violation de l’inégalité de Bell utilisant la même configuration de mesure de Clauser mais avec une source de photons intriqués plus efficace. Le deuxième changeait la configuration de mesure en déployant des polarisateurs plus fiables. Finalement, dans un troisième article, publié aussi en 1982 dans la même revue et signé Alain Aspect, Jean Dalibard  et Gérard Rogier, on montrait la violation de l’inégalité dans une expérience où l’orientation de la mesure de polarisation était changée périodiquement après l’émission des photons intriqués. La possibilité d’expliquer ces résultats par un modèle fondé sur des variables locales fut ensuite définitivement écartée par l’expérience effectuée à Innsbruck en 1998 par le groupe d’Anton Zeilinger, qui partagera le prix Nobel avec Aspect et Clauser. Le groupe autrichien utilisa des polarisateurs dont les angles respectifs étaient variés, après l’émission des photons, de façon aléatoire.

Étant donné que, même pour des couples d’objets intriqués, le formalisme quantique empêche d’utiliser ce phénomène pour transmettre des informations à une vitesse supérieure à celle de la lumière sauvegardant de cette façon le principe de causalité, les résultats de Clauser, Aspect et Zeilinger obligent les physiciens à abandonner l’hypothèse du réalisme local, ou bien à modifier leur définition de la réalité physique. La première option, prônée par Alain Aspect, Philippe Grangier et Alexia Auffèves, consiste dans l’adoption d’une forme de réalisme non local. Une autre option, assez répandue, consiste à revoir la définition de la réalité physique en adoptant celle qui a été présentée comme une ontologie relationnelle. Dans cette approche, admise par des épistémologues comme Michel Bitbol et des physiciens comme Carlo Rovelli, le fondement de la réalité ne résiderait pas dans l’existence d’objets isolés mais dans le fonctionnement d’un réseau de relations, corrélations et interactions. Quoi qu’il en soit, la vérification de l’inégalité de Bell a ouvert la voie à une série de technologies quantiques, dont rend compte le complément du dernier chapitre, parmi lesquelles la technologie qu’Alain Aspect aime appeler une deuxième révolution quantique.

Alain Aspect, Si Einstein avait su
« Polarisation de la lumière », William Spottiswood (1874) © CC0/Wellesley College Library

Comme on l’a déjà remarqué, la qualité pédagogique de ce livre est très grande. Le souci de clarté et de lisibilité pour un public non expert n’abandonne jamais son auteur, ce qui ne l’empêche pas de développer certains concepts, dans des notes et des compléments aux chapitres, de façon un peu plus détaillée quoique toujours limpide. Mais les qualités de ce livre ne s’arrêtent pas là. L’ouvrage offre un compte rendu unique de la créativité nécessaire à la réalisation du but d’une expérience scientifique. Trop souvent, l’image populaire du scientifique, et du physicien en particulier, est celle d’un théoricien présenté comme le vrai « créateur » de la découverte et relègue au second plan l’expérimentateur qui n’aurait qu’à vérifier ce que le génie a indiqué. C’est une image on ne peut plus éloignée de la réalité. La lecture du livre d’Alain Aspect sera une source de premier ordre pour faire découvrir l’extrême difficulté que l’on rencontre pour réaliser une expérience fiable, et la créativité, qui n’a rien à envier à celle du théoricien, nécessaire pour trouver la solution la rendant possible.

Le livre montre aussi, avec une profondeur et des détails qu’on trouvera très rarement dans un texte de vulgarisation, comment fonctionne cette « fabrique de vérité » qu’est la physique expérimentale. Il ne s’agit pas de « la découverte », il s’agit de la fabrication de plusieurs évidences capables de convaincre une communauté entière dans un processus qui n’a rien d’immédiat – pas d’« eurêka » – et qui peut parfois durer des années. On trouvera des pages très belles où la description des solutions développées par Aspect fait coexister clarté, rigueur et passion d’une façon inoubliable. Exemplaires de ce point de vue sont les parties sur le développement du système acousto-optique qui permettra de réaliser la troisième expérience avec l’angle de mesure changeant d’orientation après l’émission de photons.

Pour finir, ce livre véhicule une autre leçon tout à fait importante. On remarquera qu’Albert Einstein, présent dans le titre du livre, ainsi que quelques-uns des protagonistes qu’on y rencontre, David Bohm et John Bell lui-même, étaient des partisans du réalisme local. On apprendra que la connaissance n’avance pas selon une compétition presque darwinienne entre ceux qui gagnent et ceux qui succombent. Très souvent, les concepts qui permettent d’opérer une rupture trouvent leur origine chez ceux qui avaient tort plutôt que chez ceux qui, à la fin, auront eu raison. La fécondité de l’erreur est, peut-être, le plus grand enseignement de l’histoire qu’Alain Aspect relate dans son livre. Il vient à l’esprit cette belle phrase de Fernand Braudel comparant les modèles à des navires : « J’ai comparé parfois les modèles à des navires. L’intérêt pour moi, le navire construit, est de le mettre à l’eau, de voir s’il flotte, puis de lui faire monter ou descendre, à mon gré, les eaux du temps. Le naufrage est toujours le moment le plus significatif. »