Une réponse d’Héloïse Neefs

À propos de l’article de Jean-Paul Champseix, « Un dictionnaire contre le désespoir », publié le 15 février 2023 dans EaN.

En octobre 1939, la Lettonie a 2 000 000 d’habitants. À la fin de 1945, après la première occupation soviétique, l’occupation nazie, la deuxième occupation soviétique, la Lettonie ne compte plus que 1 400 000 habitants. C’est dans ce contexte historique de pertes de populations, par émigration, déportations, exécutions, Holocauste, dans cet effacement de plusieurs populations que naît ce dictionnaire dont parle Nicolas Auzanneau dans son livre Bibliuguiansie, ou l’effacement de la lexicographe (Riga 1941).

Ce qui me frappe surtout, c’est cette volonté des trois lexicographes de sortir par une autre langue, le français (ils ne rédigent pas, d’ailleurs, la partie français-letton). C’est aussi leur façon d’affirmer l’existence de la langue lettonne : un dictionnaire bilingue est une sorte de catalogue de mots choisis que l’on apparie, confronte à une autre langue. Théoriquement, pour faire un bon dictionnaire bilingue letton-français, il faudrait un couple linguistique : un Letton qui sélectionne les mots qu’il faut faire apparaître dans un dictionnaire et un Français qui fournit la traduction. Ici, les auteurs Lettons affirment leur appartenance à la Lettonie, mais aussi leur inscription dans la culture française.

Rédiger un dictionnaire dans une telle tourmente, n’est pas faire « abstraction d’une histoire monstrueuse », c’est un acte de résistance et de protection de soi et de ses valeurs.

En 1995, dans le cadre d’une coopération franco-lettonne, je suis allée à Riga travailler avec les membres de l’Académie des Sciences de Lettonie qui voulaient publier un dictionnaire français-letton/letton-français. Je retiens, entre autre, de cette expérience passionnante la volonté farouche des Lettons d’expulser les mots russes qui avaient envahi, eux aussi, leur langue.

Je m’interroge, comme Jean-Paul Champseix incite à le faire : « Va-t-on pouvoir, après cette lecture, regarder un dictionnaire comme avant ? » Comment regardait-on un dictionnaire, avant ou maintenant ? Un dictionnaire est une somme partielle et partiale, reflet idéologique de ses auteurs, d’une société, d’un moment de l’histoire. Cela n’apparaît pas forcément quand on cherche un ou deux mots, mais apparaît dès que l’on considère le choix des mots, des exemples, des locutions, des citations. Le Gaffiot, tout comme le Robert sont des reflets idéologiques. Et cela saute aux yeux quand on considère d’anciens bilingues : pourquoi ce choix de mots, ces exemples ? Pour qui ? On voit cela dans le livre de Nicolas Auzanneau, avec cet ajout, entre « réviseur » et « revolver » du mot « révolution »…

Après la réunification de l’Allemagne, une maison d’édition d’Allemagne ex-de l’Ouest avait acquis auprès de l’Allemagne ex-de l’Est une série de dictionnaires bilingues, vietnamien, hongrois, chinois, etc., qu’elle pensait pouvoir utiliser pour compléter son catalogue. Les lexicographes se sont vite rendu compte que ces dictionnaires, en langue de bois, servaient, essentiellement, à accueillir les pays frères et que manquaient les mots d’usage les plus courants.

Héloïse Neefs