Une réponse de René de Ceccatty

Le franc éreintement dont mon édition et ma traduction du Banquet font l’objet de la part d’Irène Rosier-Catach dans En attendant Nadeau — spécialiste de cette œuvre et plus généralement des « arts du langage et théologie du Moyen-Âge » — mérite une réponse. Plutôt que d’opposer des arguments à chacune des très nombreuses attaques de cette chercheuse dont le premier souci a été d’exposer sa compétence et sa culture, comme si elles étaient mises en cause et menacées par la traduction d’un texte dont elle est familière et dont elle s’estime, semble-t-il, sinon la propriétaire exclusive, du moins la titulaire incontournable, je vais tenter de rappeler certains principes qui sont les miens et qui, le lecteur le comprendra rapidement, sont éloignés des critères de celle que je suis, bien malgré moi, contraint de nommer mon adversaire, auteur de La grammaire spéculative des modistes (Presses Universitaires de Lille, 1983), La parole comme acte (Vrin 1994), La parole efficace, Signe, rituel, sacré (Seuil, 2004), l’édition critique de De l’éloquence en vulgaire de Dante (Fayard, 2011), et co-auteur et éditrice de Dante et l’averroïsme (Belles Lettres, 2019).

Je tiens, avant cela, à préciser que cette traduction ne m’a pas été commandée par le Seuil, mais que c’est moi qui ai proposé à cette maison d’édition, où, soit dit en passant je travaille aussi comme éditeur de fiction française et étrangère, de publier mes traductions de La Vita Nuova et du Banquet, après avoir publié celle de La Divine Comédie, heureusement accueillie avec moins de fureur par ses lecteurs et la critique. Le livre pour cette raison ne paraît pas dans une collection savante, destinée à un public de spécialistes de philosophie médiévale. Mais il est publié hors collection, étant destiné à ce que l’on appelle communément « l’honnête homme ». C’est dans cet esprit que mon éditrice, chargée des œuvres de spiritualité, a suivi cette publication, dans un très grand souci de rigueur. Je suis prêt à recevoir tous les coups qu’on voudra, mais je ne tolère pas qu’y soit associée une personne dont le sérieux ne saurait être mis en doute et qui était tout à fait consciente de la particularité de mon travail dont elle a respecté les principes. Et s’il y a des erreurs factuelles (encore est-ce à prouver) ou des fautes d’interprétation, c’est à moi seul qu’il faut les imputer.

Si je ne réponds pas point par point aux critiques, ce n’est pas pour me dérober, mais parce qu’elles relèvent de critères qui ne sont pas les miens et ne me semblent nullement universels, et parce qu’elles sont exprimées avec une agressivité et dans un langage qui me sont totalement étrangers. Et enfin parce que malgré leurs apparents détails, elles sont vagues et ne précisent pas de quelle autorité elles se réclament pour opposer leur vérité dogmatique à mes propositions.

Pour dissiper, autant que faire se peut, tout malentendu à propos de ma traduction du Banquet de Dante, je souhaiterais préciser un peu mon projet général concernant l’œuvre italienne de l’auteur de La Divine Comédie.

Ma traduction du grand poème en octosyllabes et sans note était une tentative de rendre à mes propres yeux le texte clair, fluide, facile à lire sans devoir recourir à d’incessantes explications philologiques, théologiques et historiques, ainsi que les lecteurs italiens et étrangers sont invités à le faire dans la plupart des éditions ou traductions. Je voulais retrouver, selon mes propres critères de lecteur français ayant une certaine idée de la poésie, formée par la fréquentation des poètes de la Pléiade, de Racine, de La Fontaine, d’Apollinaire, de poètes appartenant à une culture française de l’élégance et de la lisibilité immédiate, affranchie de tout archaïsme, le plaisir de la lecture. Cela m’a amené à des options radicales : notamment l’explicitation des lieux, des personnages, des fonctions souvent présentées par Dante de façon allégorique, détournée, par périphrases, et la condensation d’expressions, de formulations qui m’apparaissaient redondantes, rhétoriques, amenées par les contraintes italiennes de la rime et du rythme.

Ma traduction, je l’ai voulue fidèle : j’ai tenu compte de plusieurs éditions italiennes, que je signale en préface et des commentaires et interprétations qu’elles contiennent, mais je ne l’ai pas voulue philologique ni littérale. La présence depuis des siècles de versions universitaires de ce type, qui ont une autre fonction, essentiellement orientée vers le commentaire savant, historique et philologique, m’a paru suffisante pour que je puisse me permettre cette version. Et j’ai dit suffisamment mon admiration pour la version « intermédiaire » de Jacqueline Risset qui obéit à un certain nombre de prescriptions académiques, mais est, en même temps soucieuse de lisibilité et de légèreté, et qui, contrairement à la plupart de ses collègues professeurs, italiens ou français, a une pratique personnelle de la poésie dans les deux langues. Ce que je désirais, de mon côté, était qu’un lecteur suive sans trop être arrêté par des difficultés de compréhension et de référence le récit du voyage chez les morts, et qu’il prenne conscience de la légèreté de la langue originale de Dante, de ses libertés fantasques, de son ton changeant, vif, qui s’adresse à un public non spécialisé, puisqu’il use de la langue populaire, italienne, non « professionnelle » ni marquée par la religion et ses offices, ses prérogatives, sa langue de bois. De rares passages sont restés en latin (mais je les ai traduits) ou en provençal, ou dans une langue inconnue qui a laissé sans voix les commentateurs. Je voulais enfin que cette langue soit intelligible pour un auditeur.

Rappelons que, dans sa célèbre lettre à Cangrande della Scala, Dante donne l’étymologie de « comédie » : « chant villageois ». Il précise aussi qu’une comédie, contrairement à la tragédie, a une fin heureuse (en l’occurrence le Paradis). En traduisant La Divine Comédie, mais tout particulièrement le Purgatoire et le Paradis, j’ai pris conscience, comme tous mes devanciers, tous les lecteurs, tous les commentateurs, que Dante avait une connaissance très précise de nombreuses œuvres philosophiques antiques et médiévales, et dialoguait avec elles ou s’appuyait sur elles. Il avait, par ailleurs, avec la poésie un rapport très particulier qui se distinguait à la fois de l’usage que les troubadours en avaient fait (et ces troubadours, il les cite, il les rencontre même parmi les morts, il dialogue avec eux, certains d’entre eux ajoutent leurs invectives ou s’ajoutent à Virgile, comme Sordel de Mantoue ou Folquet de Marseille) et des poètes du dolce stil nuovo, de Guido Cavalcanti. Et c’est pour éclairer ces deux points que j’ai voulu traduire Le Banquet.

Non pas par besoin de tenter une version conforme à mes propres critères de lisibilité et d’élégance, contrairement à ce qui m’avait en partie motivé pour la traduction de La Divine Comédie, en partie incitée par mon insatisfaction des traductions existantes que je trouvais ou trop archaïsantes, ou trop surchargées de références en notes, ou trop obscures, ou trop éloignées du texte, ou trop prosaïques, mais par besoin d’approfondir et de comprendre la culture philosophique de Dante et sa conception du langage poétique.

Car Le Banquet répond à ces deux questions : Qu’est-ce que la philosophie ? Qu’est-ce que la poésie ? Le tout début du livre est une justification de l’usage de l’italien, de la « langue vulgaire », et de la référence à des éléments autobiographiques, puisque le Banquet est un commentaire de poèmes d’amour, adressés comme La Vita Nuova, à Béatrice, mais ici sous une forme explicitement allégorique, puisque Béatrice est clairement présentée comme la philosophie, et donc la poésie est, de toute évidence logique, une « servante de la philosophie ». Et la suite du livre utilise les poèmes comme prétextes, grâce à des commentaires très précis, vers par vers, à des réflexions sur les anges, sur des thèmes théologiques divers abordés dans le Purgatoire et le Paradis, la grâce, le libre-arbitre, le détermininisme, la Création, la structure du ciel, l’astronomie et l’astrologie, les astres comme symboles et structure du savoir, le premier homme, l’animalité, l’instinct, l’intellect le salut, la rédemption, le mal, l’incarnation, le désir, le plaisir, l’héroïsme, le gouvernement de soi et des hommes, la noblesse, le temps, la vieillesse, avec de très nombreuses citations d’Aristote (le livre commence par la première phrase de la Métaphysique qui sera très souvent citée, ainsi que la Physique, les Parties des animaux et surtout L’Éthique à Nicomaque dont Le Banquet tout entier est en grande partie un très long commentaire), de Boèce, philosophe abondamment lu et commenté au Moyen-Âge, de Platon et de Cicéron. Comme Dante ignorait le grec, il n’a accès à la philosophie grecque qu’en traductions latines qui, parfois, sont passées par l’arabe. Les philosophes et astronomes arabes et persans sont également cités.

Pour traduire Le Banquet, je n’ai pas obéi aux mêmes règles que pour La Divine Comédie. J’ai même procédé de façon presque contraire. Je devais, en effet, expliciter en notes les nombreuses citations ou allusions philosophiques. Et pour les poèmes mêmes (les trois longues chansons qui sont commentées dans les livres II, III et IV), il convenait d’être assez littéral, puisque Dante dans les textes qui suivaient en prose les commentaient parfois mot par mot. Mais je me suis, toutefois, astreint à une prosodie, un rythme, utilisant l’octosyllabe, le décasyllabe, l’alexandrin et l’hexasyllabe, puisque Dante varie lui-même.

C’est également ce que j’ai fait dans ma traduction de La Vita Nuova, qui, comme Le Banquet, contient des commentaires en prose des poèmes, et dans les autres poèmes que j’ai traduits et mis en annexe de La Vita Nuova. Bien que ma traduction du Banquet se soit voulue assez précise et fidèle, surtout dans la partie en prose, et bien que je me sois efforcé de retrouver dans le détail les références et les allusions, je n’ai pas procédé de façon philologique, ou « scientifique ». C’est-à-dire que contrairement à ce qui est exigé des travaux universitaires destinés à des lecteurs universitaires et exclusivement à eux, enfermant les œuvres dans un champ hermétique sinon ésotérique (non sans illusion, car les plus cuistres sont toujours les naïfs de quelqu’un, et dans le domaine académique on bute toujours sinon sur plus savant que soi, en tout cas sur plus sentencieux…) dont la fonction première est d’être commentées et d’être des objets de joutes oratoires, je n’ai pas utilisé les notes comme preuves de ma culture ni même de ma perspicacité, mais simplement comme des outils pouvant aider le lecteur à suivre le raisonnement de Dante.

Et certaines références n’ont pas été commodes à retrouver, car, malgré des générations de professeurs, italiens et étrangers, payés pour ça, les éditions françaises annotées du Banquet ne courent pas les rues. Pas à ma connaissance du moins.

À qui, alors, est destinée ma traduction du Banquet ? Aux amateurs de philosophie en général (enseignants et étudiants) et à ceux qui, après avoir lu La Divine Comédie et La Vita Nuova, veulent comprendre quelles étaient les lectures de Dante et ce qu’il recherchait à travers sa poésie. Quelle était la nature de sa métaphysique. Par « sa métaphysique », j’entends sa conception du monde, de la création, de la nature humaine, de la quête spirituelle. Je le dis dans ma préface, Dante ne s’adressait pas à un public de clercs. Même s’il avait lu les Pères de l’église, et surtout saint Augustin et saint Thomas, il n’avait pas pour souci de réformer la vie de moines (contrairement aux textes de la patristique qui ont, en priorité, le souci d’aider leurs lecteurs à travailler à leur salut). Là-dessus, toujours dans la fameuse lettre à Cangrande, mais sur laquelle il revient également dans Le Banquet, Dante est clair. Tout texte a plusieurs lectures : littérale, allégorique, morale et anagogique. Il s’agit de préciser ce que le texte raconte (en l’occurrence, pour les chansons, une histoire d’amour), ce qu’il cache (le rapport à la philosophie), ce à quoi il incite (réformer sa vie) et ce à quoi il aspire (la connaissance de la vérité et la fusion avec la « vraie » vie, celle de l’au-delà). Ne pas avoir précisé dans quel livre il s’en tient à telle ou telle lecture, ne me paraît pas être un crime méritant de telles flagellations. Mais on n’en est plus à un crime près manifestement.

Si La Divine Comédie et La Vita Nuova avaient pour destination et pour destin d’être largement lues, dans toutes les langues du monde finalement, par des amoureux de la littérature et de ses ressources d’imagination et d’identification (au même titre que d’autres chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, comme les pièces de Shakespeare, le Faust de Goethe, Guerre et Paix, Le Genji monogatari ou À la Recherche du temps perdu) et donc ne se satisferaient jamais d’une seule traduction, mais au contraire en exigeraient de nombreuses qui ne se neutraliseraient jamais, Le Banquet s’adressait, certes, également à un public élargi (il est rédigé en italien, et par là même Dante exprimait son souhait d’être lu en dehors des écoles et des monastères, par un public lettré mais pas savant, ni académique), mais ne rendrait sa lecture profitable que par des lecteurs portés à la réflexion, à l’intériorisation, à la quête spirituelle. Tout en demeurant un texte de « vulgarisation » scientifique et philosophique, il en appelait aux capacités sophistiquées de raisonnements complexes. Mais il ne pouvait être réduit, quelques siècles plus tard, à un lectorat de spécialistes universitaires italianisants ou médiévistes. C’était le pire destin qu’on aurait pu lui souhaiter. Vouloir l’en arracher semble devoir coûter cher.

Ayant fait des études de philosophie à la Sorbonne, je déplore que Dante non seulement ne soit jamais enseigné à ceux qui ont choisi cette matière, mais jamais cité, sauf dans des cours de philosophie médiévale à la rigueur. J’aurais pu poursuivre mes études jusqu’au doctorat sans avoir lu une ligne de Dante (bien que Aristote ait été inscrit au programme de l’agrégation), si je n’avais été, par ailleurs, italianisant. Dante reste un nom attaché aux visions de l’Enfer, aux illustrations de Gustave Doré, à quelques passages fameux pour les lecteurs les plus cultivés ou mélomanes ou amateurs de peinture (Ugolin ou Francesca da Rimini et bien sûr Béatrice comme version sublimée de la Laure de Pétrarque). Mais le Dante philosophe est occulté. Je souhaitais par ma traduction commentée du Banquet restituer cette dimension philosophique pour le lecteur français et donner au lecteur de La Divine Comédie des outils lui permettant d’approfondir sa compréhension du Purgatoire et du Paradis.

Craignant que les principes de ma traduction de La Divine Comédie (malgré ma longue préface) ne soient mal compris, j’ai voulu la prolonger par celles de La Vita Nuova et du Banquet, qui, pensais-je, rectifierait une impression injustifiée de « désinvolture ». Mais il était dit que je n’échapperais pas à ce reproche, car c’était sans compter sur la rigidité doctorale des esprits étriqués contre lesquels tant d’écrivains, avant moi, à commencer par Dante, ont dû vainement lutter. Soucieux de préserver leur pré carré, ils ont la dent dure. Heureusement, il y a d’autres types de savants. Ou plutôt des intelligences plus subtiles. De vraies intelligences. Et c’est avec Carlo Ossola, professeur au Collège de France, où il tient la chaire de Littératures de l’Europe néolatine, que je dialoguerai prochainement en public, à Lille, dans le cadre de Citéphilo, le 25 novembre, et où j’invite les lecteurs à prendre connaissance d’une autre opinion sur mon travail.

René de Ceccatty