Réponse de Daniel Bougnoux

Daniel Bougnoux, après avoir publié une réaction à l’article de notre collaboratrice Dominique Goy-Blanquet sur son blog, a souhaité lui répondre personnellement dans les colonnes de notre journal en ligne. Voici sa réponse, suivie de la réponse de Dominique Goy-Blanquet à sa réponse.

Avec « Shakespeare, combien de prétendants ? », Dominique Goy-Blanquet qui fut présidente de la Société Shakespeare de France vient de consacrer à nos deux ouvrages, John Florio alias Shakespeare de Lamberto Tassinari (aux éditions du Bord de l’eau) et au mien qui s’appuie sur lui, Shakespeare, Le Choix du spectre (les Impressions nouvelles), une charge assez rude.

Elle se déclare lasse d’avoir à reprendre un très vieux débat, tellement la cause lui semble entendue, archi-débattue et classée. Disons-nous pourtant la même chose que Délia Bacon qui défendait autour de 1850 son homonyme, ou Sigmund Freud qui soutenait de Vere ? La critique n’a-t-elle rien apporté depuis que le doute sur l’identité du Barde persiste, et qu’il prospère ? Au lieu de qualifier nos livres de « vieille rengaine », ne peut-on lire posément les objections et, oui, les trouvailles de Tassinari sans crier au fou ou se boucher les oreilles ?

« Deux ouvrages qui lui font tristement sa fête… », non Dominique, le mien n’a rien de triste, et je trouve au contraire une certaine jubilation à enrichir (en le corrigeant) le portrait de votre héros ; c’est lui que je trouve triste, et contre lequel je m’insurge. L’hypothèse-Florio apporte de la gaîté, elle fait entrer de l’air, des possibles, la vie autrement ardente et supérieure d’un auteur mieux conforme à cette œuvre. Détrompez-vous pourtant, nos médias sont loin d’accueillir ce nouveau prétendant « avec complaisance » et nous avons bien du chemin à faire ! Ne renversez pas l’actuel rapport de force (qui, je l’espère, changera), c’est vous qui tenez le haut du pavé et la doxa, les chaires d’enseignement, la raison d’Etat et de la chose jugée…

« Personne du temps de Shakespeare n’a émis le moindre doute sur la paternité de ses œuvres », vraiment ? A part la compilation bien hâtive et de seconde main de Meres, et la diatribe de Greene contre « the upstart crow » qu’il conviendrait de savoir lire en la recontextualisant (comme le fait Diana Price dans sa Shakespeare’s Unorthodox Biography, un ouvrage essentiel pour notre débat, non traduit et qu’aucun stratfordien jamais ne cite – il n’est pas facile, je vous l’accorde, de réfuter une chercheuse dont la bibliographie compte plus de trente pages !), les références à la personnalité littéraire de Shakespeare, de son vivant, sont inexistantes. On connaît l’usurier, le villageois procédurier, à la rigueur le régisseur et l’actionnaire mais non l’auteur de théâtre. Que répondez-vous à cela ? Ce fait ne vous gêne-t-il pas ?

Sans doute songez-vous, pour rattacher le bourgeois enrichi de Stratford aux esprits littéraires de son temps, à l’eulogie que lui décerna Ben Jonson dans les préfaces du Folio de 1623 (sept années donc après sa mort). Il conviendrait de mieux entendre ce discours finement codé, chef d’œuvre de contrebande… Ben Jonson savait, et c’est pourquoi on ne saurait prendre son témoignage au pied de la lettre. Mais lisez sur ces points, je vous prie, Diana Price !

Mark Twain, Charles Dickens, Henry James, Sigmund Freud, John Gielgud ou récemment Borges ont tous cherché au bonhomme de Stratford un remplaçant, pourquoi selon vous ? Par passion gamine de déboulonner, par iconoclasme rageur ? Ces éminents esprits ont soutenu en effet « des candidats différents », Tassinari a-t-il tort de proposer Florio ? Est-ce pour le plaisir de lancer un nom de plus en l’air, n’avance-t-il pas de solides raisons ? Son hypothèse s’expose de façon plus ramifiée et large que les autres, elle est mieux soutenue d’arguments convergents. Toutefois je ne parlerais pas avec lui de preuves, qui « fatiguent la vérité » (Braque), mais d’un faisceau impressionnant d’indices : à chacun de les parcourir, de les soupeser un à un, sans prévention ni dogmatisme de la chose d’avance jugée.

« Tous ressassent les mêmes arguments » : amalgame archi-faux ! Il y a évidemment une base ou un socle commun du doute, mais encore une fois la critique progresse, et nous n’écrivons pas nos livres en recopiant ceux des autres… La disparition des manuscrits, l’absence des voyages, le flou sur la notion d’auteur et la condition du copyright en ces années de la renaissance anglaise ne sont certes pas des arguments spécifiques pour introniser Florio ; quant à sa géographie et à ses transcriptions d’un italien fantaisiste, l’argument se retourne comme une manche : « Shakespeare » si brillant et moqueur dans ses dialogues peut très bien faire entendre au public de Londres ce qui correspond aux attentes de celui-ci en termes d’italianité ; le suprême connaisseur de la langue italienne qu’il était (en sus du français, de l’allemand, de l’espagnol) joue avec le niveau de réception de son public. Oui, je crois pour ma part probable que Florio n’a jamais mis les pieds en Italie (mais que son père lui en a parlé avec amour pendant leurs longues soirées sur l’alpage de Soglio) ; comme je crois que pour traiter ainsi des tribulations de l’exil, il était mieux qu’un autre qualifié. « Autant dire que pour entrer si bien dans les pensées troubles de Macbeth, il devait être un peu assassin » – non, Dominique, cet argument n’est pas digne de vous !

« Quiconque ne partage pas ses vues (de LT) est un ennemi, borné, menteur, couard, servile, cynique, dénoncé à longueur de pages »… Comme vous exagérez ! J’ai quant à moi écrit mon livre pour propager le doute, et rendre cette épineuse question décidable.

Tassinari insiste sur les sources italiennes, ignorerait-il les autres ? Mais il ne fait que braquer le projecteur sur un aspect gênant pour la thèse officielle, qui donc a appris à « Shakespeare » tant d’italien ? (Puisque ses biographes ne lui prêtent généralement pas une connaissance courante de cette langue, ni de cette culture). « Le plagiat était monnaie courante à l’époque » : bien sûr, et nous ne disons pas autre chose, mais expliquez-nous comment les textes-sources avérés de quelques pièces, tirées de l’italien, n’étaient pas traduits de cette langue au moment où « Shakespeare » les portait sur la scène ? C’est le cas notamment, selon Tassinari, du Marchand de Venise démarqué de Il Pecorone de Giovanni Fiorentino, ou de Othello et Mesure pour mesure empruntés aux nouvelles des Ecatommiti de Cinzio, demeurées dans leur langue d’origine. Que faites-vous de cette objection ? N’apporte-t-elle rien au débat ?

« Daniel Bougnoux l’affirme sans rire, la langue shakespearienne n’est pas une langue vernaculaire, mais une parole venue du dehors » : en effet, je ne suis pas drôle et je ne veux pas des rieurs de mon côté, les demi-savants qui pouffent, qui gloussent devant nos arguments au lieu d’y répondre me fâchent, leur gaîté contrefaite ne vaudra jamais une raison. Je maintiens donc que l’idiome à l’état naissant ou renaissant du Barde n’avait rien de standard pour ses premiers auditeurs, comme Laroque le précise en tête de son Dictionnaire amoureux, « la langue de Shakespeare était difficile à comprendre pour ses contemporains ». Avant de m’assommer, mettez-vous d’accord entre stratfordiens !

« Le philosophe croit-il sincèrement à cette hypothèse Florio qu’il qualifie de révolution copernicienne ? Pas sûr. Opportunisme ? Peut-être ». Je n’ai donc soutenu cette hypothèse que pour rallier la doxa dominante, ce mainstream où, c’est bien connu, je me vautre ! Au risque de vous décevoir, j’écris ce que je pense – et je conçois mal qu’on rédige un livre entier pour mentir, ou faire le malin. Mais l’hypothèse m’effraie par son aspect en effet révolutionnaire, ou renversant. J’aborde cette frayeur aux dernières pages de mon essai, qui vais-je convaincre, ne vais-je pas passer pour un fou ?

N’étant ni angliciste ni du tout « shakespearologue », cette question de l’identité a touché en moi une mentalité ou curiosité médiologique : quelles sont les conditions du « génie », de l’imagination ou de la création ? (Autant de mots écrans qui demandent une sérieuse réflexion.) D’où souffle l’esprit, quelles sont ses conditions matérielles ou minimales de production ? Dans le cas Shakespeare, le dénivelé entre les connaissances prêtées à l’homme de Stratford et son œuvre m’est apparu insurmontable. Il ne s’agit pas d’être « snob » (refuser à un fils de gantier du génie), mais matérialiste : une pareille œuvre est-elle concevable sans quelques conditions (nécessaires toujours, jamais suffisantes bien sûr !) telles qu’une vaste bibliothèque, passionnément acquise et consultée, la fréquentation de la Cour et des grands, la connaissance des langues et d’abord de l’italien, une intime fréquentation de Montaigne (je lui consacre un chapitre dans mon livre, en référence justement au théâtre), une connaissance non moins intime des religions et de l’Écriture sainte, etc. Quelle était la religion de Shakespeare ? N’est-il pas intéressant de penser que John Florio dut à un père juif puis marrane, frère franciscain ensuite converti au protestantisme et persécuté par les papistes, d’avoir à ce point irrigué de références religieuses les textes que nous lisons ? Pourquoi tant d’italien, mais aussi tant de Bible dans cette œuvre qui en est pétrie ?

Sur tout ceci, les « stratfordiens » me semblent sous-estimer gravement les conditions d’acquisition de la culture dominée, brassée, assimilée dans les textes signés « Shakespeare » : a-t-il acquis ce savoir encyclopédique par imprégnation, en fréquentant les docks ou la Mermaid Tavern ? Risible conception ! Si notre auteur donne tant de fil à retordre aux scholars, interprètes et traducteurs de tout poil depuis si longtemps, ne fut-il pas lui-même de toute nécessité un super-scholar, un lettré qui travaillait avec acharnement ses textes, comme Florio a travaillé sa traduction de Montaigne ?

Je n’adresse pas cette mise au point aux bons esprits qui m’objectent depuis le début que « peu importe qui est l’auteur, nous pouvons du moins lire ses pièces… ». Je prétends que la connaissance biographique enrichit celle des textes, lesquels ne proviennent d’ailleurs pas que des textes – mais d’une vie qui les a nourris, et que l’œuvre a nourrie et modifiée en retour. Je ne vois rien de cette richesse dans la vie si terne de l’homme à la brouette de Stratford – alors qu’elle éclate dans celles des Florio, père et fils. Pourquoi avoir, pendant si longtemps, refusé d’examiner cette piste ? Pourquoi vouer à la moquerie, ou à l’enfer des médias ou des bibliothèques, ceux qui (enfin) lui consacrent un livre ?

Réponse à la réponse de Daniel Bougnoux,
par Dominique Goy-Blanquet

Le « dénivelé insurmontable » de Daniel Bougnoux se loge entre un personnage qu’il a inventé, l’abominable homme de Stratford dont il ignore pratiquement tout, et un autre qu’il idéalise, l’homme de cour grand érudit, qui n’a pas une once de poésie en lui.
Nous sommes au moins une demi-douzaine, d’horizons très divers, qui avons longuement, patiemment discuté son « faisceau d’indices convergents », sans qu’il entende une seule de nos objections.
Comme Alan H. Nelson, professeur à l’université de Berkeley, après une lecture attentive et de vains échanges avec Diana Price, le modèle critique de Daniel Bougnoux, je renonce à le convaincre.