Son nom de psychanalyse

Huit textes composent cet ouvrage collectif ; leurs auteurs sont universitaires et psychanalystes, à l’exception de Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue, et « psychologue clinicienne auprès des demandeurs d’asile ». Ils se placent sous l’égide de La grande Histoire et la petite, « intriquées » dans les parcours organisés par des constellations signifiantes toujours singulières, dans des lieux et des langues différentes, supposées converger sous les auspices de ce binôme par le médium d’un transfert, né d’une rencontre.


Jacques André, Catherine Chabert et Françoise Coblence (dir.), La grande Histoire et la petite. PUF, coll. « Petite collection de psychanalyse », 144 p., 14 €


Instructive est la diversité des moments où la rencontre entre le praticien et celui qui le consulte s’actualise et cristallise, trouant le plus souvent un contexte de violence extrême, immédiate ou différée : elle se déduit de ce que le symbolique a défailli parfois depuis longtemps ; l’accumulation des déboires, des déceptions et des deuils fait douter de l’existence d’une quelconque issue pour la vie ou la survie. Tel est le matériau brut du livre, qui décline donc huit manières d’épouser ce terrain, de le forer par la parole pour en extraire des ressources cachées.

La grande Histoire et la petite : son nom de psychanalyse

Étant donné la difficulté de tailler dans de tels contextes un espace-temps qui donne à l’aventure psychanalytique son relief, on ne peut que saluer l’acte du psychanalyste quand il est démontré, acte attendu mais toujours surprenant pour les deux, imprévisible donc, et prompt à céder le pas au profit (triste profit) de l’automaton préféré en tout par nos gestionnaires. On ne négligera pas pour autant de revenir au texte princeps de Freud en la matière, Sur l’histoire du mouvement analytique, et à la préface de Jean-Bertrand Pontalis qui y rappelle la règle freudienne : « pas d’énoncés sans le rappel de ce qui a contribué à les produire » ; ce recueil en fait symptôme.

Renvoyés au point de départ de leur discipline, au moment où Freud découvre, trouve, invente et nomme « psychanalyse » le fruit de son travail, les psychanalystes ne peuvent, en effet, ignorer les conséquences de l’orientation qu’ils ont choisie ; ils ne peuvent avoir oublié le billet rédigé par Freud, sur le point de quitter Vienne en 1938, à la demande des nazis. Ainsi les historiens revisitent-ils régulièrement le socle de leur discipline, vérifiant l’efficacité du dernier paradigme dont relèvent leurs avancées, à l’affût de ce qui pourrait les obliger à s’apercevoir que celui-ci a vécu, et qu’ils sont dans l’urgence de formuler le prochain.

Deux questions : l’une touche à l’adresse ; ce recueil est traversé d’hommages rendus à deux collègues dont la perte est manifestement sensible pour la plupart des auteurs. La marque d’un travail de deuil, authentique, en filigrane de la plupart des textes, ne réduit-elle pas l’empan de la question traitée, au regard du lecteur non prévenu ou peu informé ? L’autre touche au devoir du psychanalyste : celui-ci, qui se doit de poser la question de la place qu’il occupe, de la fonction qu’il anime dans le dispositif de la cure – du côté de l’International Psychoanalytical Association (IPA), dont la Société psychanalytique de Paris (SPP) et l’Association psychanalytique de France (APF) sont membres, ou bien du côté de Lacan, « excommunié » selon son dire propre, de l’IPA en 1963.

Pour les premiers, les pensées produites par l’association libre du côté du praticien révélant quelque chose d’inanalysé sont souvent mentionnées, car elles sont supposées être des leviers pour agir et franchir des obstacles et mener la cure à sa fin. Pour les seconds, ces associations, si ou quand elles surgissent, sont des obstacles, orientant plutôt l’analyste vers un contrôle ou la reprise de sa cure (ou les deux), pour ne pas interférer avec le travail inconscient de l’analysant. Ajoutons que ces conceptions du « contre-transfert » ont été plusieurs fois exposées, spécialement lors d’une conversation qui réunit en 2004 Jacques-Alain Miller et Daniel Widlöcher, analysant de Lacan ayant rejoint l’IPA après avoir rompu avec son analyste.

La grande Histoire et la petite : son nom de psychanalyse

© CC3.0/Mathilde Doiezie/Flickr

Conception et maniement du transfert sont ici bien accordés avec l’inscription des auteurs parmi les premiers. Ils n’hésitent pas à éclairer une difficulté du cas par leur impensé propre, découvrant dans leur parcours personnel une faille sur laquelle prendre un appui paradoxal pour traverser l’impasse où piétine le patient. Sur la définition, le rôle, la nature du contre-transfert, il y a débat, et, plus que jamais peut-être, intérêt à exposer les interprétations sur lesquelles reposent nos regroupements en écoles, sociétés ou associations, pour mieux les distinguer et les mettre au travail. N’est-ce pas là l’intérêt de la psychanalyse dont tous se déclarent les tenants et défenseurs, à l’époque où le « tout-neuro » est en passe d’abraser ce qui fait l’éthique de la psychanalyse, au profit de dispositifs où le champ de la parole et du langage est réduit à la portion congrue ?

Les auteurs n’ont pas mis à contribution l’enseignement de Lacan et son commentaire continu depuis les années 1950. Cette limite n’est-elle pas à franchir, à l’heure où tant de forces convergent pour refouler la psychanalyse, sinon la forclore ? Sans doute une certaine imprégnation a-t-elle fait son œuvre par ce qui se diffuse de la vulgate lacanienne – ainsi, les travaux de certains de ses élèves ou analysants sont cités, notamment le livre d’Anne-Lise Stern –, mais l’absence du nom de Lacan n’en est que plus impressive, comme si la marque de l’excommunication de 1963 était intraitable, en dépit du fait que des membres de l’IPA, et non des moindres, se sont attelés à la lecture des Écrits ou des Séminaires. Et « quand on cède sur les mots, on cède sur les choses ».

A fortiori, ce « céder sur » les mots s’applique-t-il aux noms propres, tous exposés aujourd’hui à être supplantés par le « neuro » prêt-à-porter et à tout faire. Voilà qui invite à souligner le raccord de la psychanalyse avec « la civilisation » (Kultur), dont Lacan n’a jamais cessé, durant un quart de siècle, de souligner l’artifice, le remettant toujours sur le métier, allant au fond du passé pour éclairer l’avenir, parfois avec quelques décennies d’avance, et des accents dans lesquels on trouve, entre espoir et désespoir balisant l’enfer, un passage pour le souffle d’un désir en avance sur « son temps », temps dont la texture doit être scrutée pour faire pièce à la grande Hache de l’Histoire [1].

De Freud à Joyce : Lacan, par la grâce de son passeur Jacques Aubert, voit la chance ardue d’Ulysses et de Finnegans pour la psychanalyse — retour aux sources, car il fréquentait, jeune homme, la librairie d’Adrienne Monnier : « Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet. Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. Par son exil, il sanctionne le sérieux de son jugement. Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus» (« Joyce le symptôme », in Autres écrits, Seuil, 2001)

La grande Histoire et la petite : son nom de psychanalyse

© CC2.0/Giulia Gallerani/Flickr

Au risque de quelque violence afférente à toute critique dès lors qu’elle se situe au-delà du principe de plaisir, ce dont les auteurs du livre, étant ce qu’ils sont, à savoir « psychanalystes », ne sauraient se formaliser, il nous semble nécessaire, au contraire, de nouer à ce dit de Lacan l’effort que la plupart ont fait pour sortir de la considération de la petite histoire en miroir de la grande en convoquant des écrivains ou des artistes pour forcer l’entrée de la scène du monde aux exclus. On voudrait que le lecteur puisse, avec la boussole du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, saisir comment s’effectue, ou non, dans chaque cas, un travail d’élaboration, d’élucidation sans doute, mais aussi, en silence, un certain tissage, ou rapiéçage de l’étoffe du symptôme, soit ce partenaire qui permet au « sujet » de faire avec, malgré les préjugés de son interlocuteur, quoi qu’il en ait.

Sans doute ce livre témoigne-t-il, et c’est là son mérite, de ce que des confrères ne reculent pas devant, non pas des « situations » (qu’ils contempleraient de quel « point de vue »), mais un compagnonnage avec des congénères aux prises avec des forces de destruction redoutables, telles qu’il semble impossible parfois de leur échapper ou de leur survivre, des congénères pour lesquels ils décident de mobiliser leur savoir et leur personne, mais surtout leur non-savoir, afin de créer les conditions favorables à la réinvention et la poursuite d’une aventure digne de ce nom, étant donné que, pour le dire avec Maurice Borgel citant Walter Benjamin, « il n’y a pas de document de la culture qui ne soit en même temps un document de la barbarie ».

C’est donc bien dans une de ces marges de ladite culture que la psychanalyse, qui toujours fait malentendu, qu’on l’encense ou la dénigre, donc, la vraie, opère ; toujours in statu nascendi, c’est l’efficience du dispositif que nous mettons en acte, parfois aveuglément, qui nous permet d’en saisir la logique et les conséquences. Avec une modestie de bon aloi, certains contributeurs de cet ouvrage semblent ne pas l’entendre autrement. Saluons ces bons entendeurs, arc-boutés contre le nouveau scientisme dont la dictature voudrait abolir « la mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient », et poursuivons nos échanges avec tact, courtoisie et mesure, en rappelant que la psychanalyse est depuis sa création traversée par de bonnes histoires, le plus souvent juives, dans la structure desquelles Freud a trouvé l’art et la manière de bien dire ce qui ne s’enseigne pas, « la folie de l’histoire » , la limite du sens qu’elle donne à ceux qui sont aux prises avec la défection radicale de tout sens.


  1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, cité par Déborah Gutermann-Jacquet dans un exposé aux Journées de l’ECF n° 52, intitulé « L’Histoire à la hache » (à paraître).

Tous les articles du numéro 167 d’En attendant Nadeau