Les vingt Élégies mineures de Christophe Manon forment un ensemble qui, respectant la tradition d’une certaine poésie lyrique, choisit pour sujet la mort, l’amour, le temps qui fuit, le souvenir… ainsi que diverses émotions primordiales, insensibles au passage des années.
Poésies élégiaques, donc, mais « mineures » ? « Mineures », si l’on pense à un rapprochement avec le mode musical, et surtout à leur réserve, leur goût pour l’atténuation. En effet, ces Élégies, adoptant un ton retenu, un style dépouillé, et créant un « je » lyrique à la fois présent et indécidable, estompent les grands traits parfois appuyés du lyrisme « classique ». Elles se détournent de l’affirmé, du centré sur soi, ce d’autant mieux que leur technique de montage, de reprises et de citations multiplie les incertitudes et les possibilités, laissant ainsi libre cours à la sensibilité et à l’imagination du lecteur.
La première strophe de la première élégie, qui introduit à ce principe d’entrelacement et d’indécision syntaxique et lexical, installe certains motifs et l’atmosphère de voix mystérieuses et discontinues qui va perdurer tout au long du recueil :
pas les mots n’a pas su
dire les mots les morts
s’oublient ne m’oublie pas les morts
sont sans repos mais
c’est toujours toujours la même
histoire toujours la même histoire
dit-elle les années toutes
les années les très longues
années et puis les fermer les
et puis fermer les yeux
Les mots, les morts, le temps, l’échec, le retour des choses, l’absence de repos avant le grand repos… Les vingt élégies, chacune de quatre pages, sans ponctuation sauf quelques points d’interrogation, vont retravailler ces motifs et y adjoindre ceux de l’amour et de la sensualité, de l’enfance et de la mère, en les accompagnant d’expressions du quotidien, de ritournelles, de listes de plantes ou d’animaux. La relative indécidabilité de la syntaxe, des références, de l’identité des énonciateurs et de l’adresse transforme ainsi ce qui aurait pu n’être que « l’expression d’une expérience singulière » en « un espace commun pour chacun, partageable par tous » (pour reprendre les paroles du poète à propos du texte).

Ces élégies ne s’imposent donc pas « du dehors » car nous reconnaissons comme nôtres les signes qu’elles effectuent vers l’enfance, vers les êtres perdus, vers des amours présents ou passés, vers la beauté du moment présent. C’est notre mère qui nous calme au coucher, ce sont nos souvenirs d’école, notre émoi ou notre déréliction d’amant(e), notre angoisse de la mort…
nous sommes tous nous tous
sommes d’anciens enfants
perdus dans la réalité mais
sans âge dit-il dit-elle et
nous jouons à vivre
nous marchons sur les traces
qui sont peut-être les nôtres c’était
ce fut ce sera ce pourrait
être et cependant je ne suis plus
ce que j’ai été et ne saurais plus
jamais l’être mais à quoi bon ?
Si l’humeur de ces élégies est essentiellement mélancolique, elle n’exclut pas des moments d’émerveillement, d’espoir même, car jamais elle ne reste fixée à une tristesse, un souvenir, une terreur. Elle passe de la gravité à la légèreté, faisant tourner les poèmes comme les légers moulins à vent des bambins, servie par des vers brefs et souples à la disposition aérée.
Dans le monde tournoyant du recueil, les morts et les fantômes (très nombreux) partagent l’espace des vivants, les enfants sautent joyeusement dans les flaques et le « je » angoissé ne saurait s’empêcher « vaille que vaille » de « louer la grâce et la beauté des formes ». Et lorsque, à la dernière élégie, celui-ci se dit « plus tout à fait de ce monde », « sur les rives / du temps », « la mort doucement blotti[e] contre [s]es os », le sombre ne l’emporte pas tout à fait mais s’éclaire de « gratitude », de « joie ». Alors, même « les larmes », grâce à la contiguïté des vers, suggèrent non seulement la douleur mais, un « amour » d’un ordre aussi humain que divin.
au nom du ciel
lourdes lourdes les larmes
lentement coulent sur tes joues
[…]qu’est-ce mais qu’est-ce donc
d’autre que de l’amour ?
Ainsi ces Élégies mineures installent-elles le lecteur, comme la grâce poétique peut seule le faire, au cœur vivant de lui-même et du monde.