Dans Le ciel tombe, récit publié en 1961, Lorenza Mazzetti (1927-2020) raconte son enfance et celle de sa sœur jumelle, au début des années 1940 en Italie. Après la disparition de leurs parents, Penny et Baby vivent les dernières années du fascisme et de la guerre dans une grande demeure, la Villa, chez l’oncle Wilhelm et la tante Katchen, avec leurs cousines Annie et Marie. C’est du point de vue de Penny que l’on assiste au quotidien de ces fillettes et des enfants du voisinage, dont les jeux sont traversés par l’Histoire, la propagande et les angoisses archaïques, propres à toute histoire d’enfance.
Le regard plein de candeur que porte l’enfant sur le monde permet de révéler la cruauté des adultes, éveillant la sensibilité du lecteur, prompt (et c’est salutaire) à s’émouvoir du sort que l’on réserve aux enfants, mais aussi le poussant à regarder avec lucidité les incohérences et les absurdités d’une situation donnée, souvent liées à l’aveuglement ou à l’égoïsme des adultes. On peut donc voir dans le procédé une entreprise de dessillement. Henry James déjà, dans Ce que savait Maisie, réussissait à faire se refléter dans le regard d’une petite fille, « petite enfant de rien du tout un peu intimidée dans ce grand théâtre obscur », les passions égoïstes de ses parents. Il n’est pas question dans Le ciel tombe de passions amoureuses et de rivalités intimes, mais bien de la manière dont l’Histoire détruit toute intériorité dans la mesure où elle la contamine. Rappelons que les enfants sont toujours les premières victimes des drames des adultes, qu’ils soient personnels ou collectifs. Et la narration tout entière du Ciel tombe qui épouse le regard de Penny, sans qu’apparaisse aucun contrepoint, en est une parfaite illustration.
Lorenza Mazzetti retrace avec beaucoup d’authenticité le fil des émotions enfantines, des amours et des angoisses de ces petits êtres qui tentent, tant bien que mal, de comprendre le chaos autour d’eux, et elle dénonce la manière dont l’enfance est contaminée par l’idéologie fasciste qui biaise le regard sur le monde. Le récit commence par une rédaction rédigée par Penny dont le sujet est « Racontez ce que vous avez fait aujourd’hui ». Le développement peut être lu comme la matrice du récit : « Aujourd’hui, à l’école, le Duce a parlé. Il nous a dit de faire de la gymnastique pour devenir forts, polis et prêts à répondre à son appel pour défendre notre grande Italie parce qu’il y a la guerre. Moi, je me demande si je peux aimer ma sœur Baby plus que le Duce. Mais j’aime Baby comme Jésus. Vraiment comme Jésus, et j’aime Jésus un peu plus que Dieu, et Dieu comme Mussolini, et l’Italie et la Patrie moins que Dieu mais plus que mon ours jaune. »
Les adultes du Ciel tombe demeurent en arrière-plan, le récit est consacré au quotidien de ces enfants interprétant le monde qui en partie leur échappe et qui pourtant ressurgit dans les jeux, dans les échanges avec plus de force encore et de férocité que s’il était envisagé du point de vue de ceux qui font le monde, ou qui tentent d’y trouver une place. Si les enfants se défendent comme ils le peuvent en mettant en place des jeux qui intègrent à leurs propres narrations la violence et l’étrangeté de l’Histoire pour tenter de se l’approprier et d’en finir peut-être avec l’angoisse, ils n’en finissent pourtant pas de chercher des explications. Les déplacements induits par cette recherche amènent le lecteur à sourire alors qu’il voudrait pleurer tant les propos enfantins résonnent de manière tragique. Il n’y a qu’à voir les multiples tentatives des petites filles pour sauver l’oncle Wilhelm qui, d’après les dires du curé qui s’occupe du catéchisme, est condamné :
- Oui, mais oncle Wilhelm est tellement bon, tu crois pas que Jésus le laissera entrer au Paradis ?
- Non, a répondu Pasquette, et puis même si Jésus voulait, il y a toujours Satan qui le prend et le fouette.
- Qui le fouette ?
- D’abord il le fouette et ensuite il le met avec les autres damnés dans le feu.
- Du vrai feu ?
- C’est sûr, le curé l’a dit.
Baby a commencé à pleurer.
- Et comment il le sait, le curé ?
- Écoute, Penny, tu voudrais en savoir plus que le curé ? Qu’est-ce que tu crois qu’ils font les curés et les évêques ? Écoutez-la, celle-là.
- Moi je veux pas que mon oncle il aille dans le feu !
Je commençais à sangloter.
- Je veux pas, je veux pas !
Je me suis mise à frapper Pasquetta.
- Mais t’inquiète pas, on va pas le laisser aller en enfer, ton oncle, si on prie pour son âme et qu’on fait les sacrifices.
- Les juifs, ils ont pas d’âme.
Ils ont dit tous à la fois :
- Justement, il faut faire pénitence.
- Oui, les pénitences, a dit Léa, et plus on souffre, mieux c’est.
Les cours de catéchisme et la propagande fasciste deviennent des sujets de discussion entre ces enfants qui en font des repères alors même qu’ils enseignent l’innommable : l’oncle bien-aimé ira brûler en enfer car il est juif. Et la manière dont les nièces qu’il protège prennent la responsabilité de le sauver dit beaucoup de la façon dont les enfants se sentent toujours responsables des malheurs qui surviennent. Les Allemands qui occupent pour un temps la Villa deviennent des compagnons de jeu comme les autres, pour un temps au moins, même si les munitions et les mitrailleuses entourent la propriété. Mais, comme le remarque Penny, la guerre a beau être là, la vie continue : « Oncle Wilhelm se met en colère si les plats sont trop cuits, si les fleurs ne sont pas sur la table, si les verres ne sont pas ceux en cristal, si les sols ne sont pas brillants, si Rosa ne porte pas le tablier de devant blanc bien repassé et la coiffe sur la tête, si Cosimo qui fait le service perd les boutons de sa livrée. L’énorme lustre en cristal qui est au-dessus de la table nous éclaire comme toujours. »
L’obscurité pourtant se fera sur cet univers à la fois merveilleux et tragique de l’enfance de Lorenza Mazzetti, qui dédie ce livre à son oncle Robert Einstein, cousin d’Albert, à sa tante Nina Mazzetti Einstein et à ses deux cousines, Annamaria et Luce Einstein, qui « dorment dans le cimetière de Badiuzza au-dessus de Florence ».
Les enfants voient la vérité mieux que quiconque, et nous la livrent, à condition que nous nous donnions la peine de déchiffrer leurs récits. Le ciel tombe est un conte tragique qu’il faut lire absolument aujourd’hui encore, pour que ne soient pas oubliées la vitalité prodigieuse des enfants livrés à la cruauté des hommes, alors qu’ils ne demandaient qu’à jouer et à aimer, et l’impuissance de ceux qui voulaient les protéger.