Stella Maris est le nom du monastère des carmélites, entouré de jardins et de terrasses, qui surplombe la ville de Haïfa. Tout près de là se trouve la grotte où vint se réfugier le prophète Élie. C’est là aussi que le personnage créé par Elias Khoury, Adam Dannoun, né dans le ghetto de Lod en 1948, l’année de la Nakba, vient s’asseoir pour défaire et refaire tous les fils de son existence et tenter de se réconcilier avec ses multiples visages. Comment être un présent-absent, « un étranger à lui-même, dont le nom est le chef d’accusation et dont l’identité est le titre de son humiliation », autrement dit un Arabe en Israël ? Tel est le nœud gordien tenant prisonnier le héros de ce superbe roman de l’écrivain libanais, deuxième tome de sa trilogie palestinienne qui est aussi une réflexion sur l’impossibilité et la nécessité de la littérature.
À quinze ans, Adam, vivant désormais à Haïfa, décide de quitter sa mère et son beau-père pour aller travailler dans le garage de Gabriel, un Juif polonais rencontré par hasard et qui l’a pris en affection parce que, grand, blond, il ressemble à son frère Shlomo, membre de la Haganah, et mort au combat à dix-sept ans. Adam apprend la mécanique tout en continuant à aller à l’école. Il veut entrer à l’université, étudier la littérature hébraïque et devenir écrivain. Il pourrait même, puisqu’il passe si facilement pour un juif, s’inventer une autre histoire où il aurait fui le ghetto de Varsovie et se nommerait Danon au lieu de Dannoun.
Mais quand le garagiste apprend qu’Adam, ce « sale Arabe » qu’il a accueilli chez lui, est l’amant de sa fille Rifqa, il menace de le tuer et le chasse. De mariage, bien sûr, il ne saurait être question. Adam apercevra Rifqa quelques années plus tard dans une rue de Haïfa. Elle porte un uniforme militaire et ses yeux châtains sont dissimulés derrière un fusil. Mais elle n’est pas l’inoubliable Rita de Mahmoud Darwich. À la différence du poète, Adam veut gommer l’image de cette délicate jeune fille qui pourrait en arriver à tuer un enfant arabe.
Cette fausse identité juive s’impose à nouveau à Adam lorsqu’il entre à l’université de Haïfa pour y étudier la littérature hébraïque, en commençant par les Lamentations de Jérémie que son professeur, né à Berlin et qui a perdu tout souvenir de son enfance considère comme un modèle littéraire. En l’écoutant, Adam pense aux anciens poètes arabes, tel Imru’l Qays pour qui les mots étaient aussi des larmes, mais il reste enveloppé dans son silence, « se contentant de hocher la tête en signe d’acquiescement ». Peu à peu, une amitié se développe entre Adam et Jacob, le professeur, qui ne songe cependant jamais à l’interroger sur sa vie. Il se contente de mener avec lui de longues discussions littéraires en marchant dans les rues de Haïfa. Adam s’est réfugié dans cette nouvelle langue dans laquelle il peut s’absenter de sa propre histoire. Il a cependant du mal à comprendre les écrivains israéliens contemporains comme Amos Oz ou Avraham B. Yeshohua, et « leur choix de dissimuler le Palestinien et d’en faire l’ombre du désir de l’Israélien ».
Adam n’est lui aussi que l’ombre du désir de Jacob, incapable d’envisager que, citoyen israélien et maîtrisant parfaitement l’hébreu, il puisse ne pas être juif. Jacob, qui voit en lui le seul de ses étudiants descendant du ghetto, ce ghetto ne pouvant être que le ghetto de Varsovie, le choisit pour participer à un voyage d’étudiants à Varsovie et à Auschwitz pour apprendre à mieux connaître l’Holocauste. Adam n’a pas le courage d’avouer à son professeur qu’il n’est pas juif et qu’il n’a rien à voir avec cette histoire. Il avait eu cependant le désir de confier à son professeur « qu’il était un Arabe, qu’il venait du ghetto de Lod, non de celui de Varsovie », mais il pensait également que « c’était l’occasion pour lui de découvrir les secrets de cet univers juif où il cherchait à se blottir » et à se défaire de sa mémoire. Peut-être aussi avait-il voulu partir à Varsovie « pour que s’accomplisse en lui la victime » et qu’il puisse contraindre Jacob à affronter la vérité, à voir ce que les Israéliens ne veulent pas voir : la Nakba, qui a expulsé tout un peuple de sa terre. « Oui, il y avait des ghettos à Lydda, à Ramla, à Haïfa et à Jaffa. Des ghettos entourés de barbelés, vous y avez enfermé les Palestiniens, non les juifs. Je suis l’enfant d’un de ces ghettos, j’y suis né, les barbelés me blessent encore les yeux ».
Entre-temps, il y a eu la visite rendue par Jacob et Adam à Marek Edelman, devenu cardiologue à Lodz, un des dirigeants du soulèvement du ghetto de Varsovie qui a réussi à s’enfuir par les égouts et pour qui l’héroïsme se résume à un seul mot : la merde ! « Le héros qui n’est pas mort doit traverser les flots de merde pour défendre sa vie et sa dignité. » Cette odeur fait désormais partie de lui et il refuse résolument tous les honneurs qui pourraient lui être rendus.
Adam se reconnaît dans le silence d’Edelman, resté muet pendant deux années à la fin de la guerre, « allongé sur son lit, à fixer la peinture du mur qui s’écaillait et dessinait les fantômes emplissant la chambre de chuchotis ». La mémoire de la douleur, celle des villages et des cimetières détruits, ne parle pas et, « si elle parlait, elle serait marquée par le silence et emploierait des bribes de mots ». À New York, où il tient désormais un petit restaurant de falafels tout en consacrant ses loisirs à la poésie arabe classique, Prendre le bon Dieu de vitesse, ce livre dans lequel Edelman dialogue avec la journaliste Hanna Krall, trône sur sa table, « telle une fenêtre ouverte sur la mémoire ».
Entre Haïfa et New York, Adam s’est essayé à d’autres vies encore. Il a approfondi sa connaissance de la poésie préislamique en suivant les cours d’Heskel Kassab, un militant communiste venu d’Irak. « J’étais un Irakien, et maintenant je suis un juif arabe […[ un Arabe ajourné et un juif incertain », lui dit Heskel. Mais Adam ne peut inversement devenir un Arabe juif comme il le souhaite. Sur cette terre confisquée, il n’est qu’un vestige. D’un moine orthodoxe qui se nourrit de miel et d’herbes sauvages, il a appris à aimer Um Kalthoum et s’est réinventé en journaliste spécialiste de musique orientale. Il parvient alors à s’intégrer dans une bulle culturelle faite d’artistes et d’intellectuels marginaux et vit à Jaffa une longue et difficile histoire d’amour avec Dalia, une Israélienne au teint olivâtre, née d’un père polonais et d’une mère irakienne.
Elias Khoury nous laisse supposer que ce qui va conduire à la rupture avec Dalia, c’est l’impossibilité pour Adam de sortir du silence et de se raconter autrement qu’à travers de très nombreuses références littéraires ou des histoires qui s’entremêlent à ses récits. On ne sait rien des circonstances de son départ pour New York. Le troisième volet de sa trilogie nous l’apprendra peut-être. On pense en le lisant à ces intellectuels palestiniens, devenus, comme le disait Edward Said de lui-même, en plaisantant à peine, des « juifs new-yorkais », ou bien encore à Anton Shammas, qui, après avoir écrit et publié en hébreu Arabesques (traduit par Guy Séniak, Actes Sud, 1988), un des plus beaux romans de la littérature palestinienne, est devenu professeur de littérature comparée à l’université du Michigan. Tel qu’il est, le roman bouleversant d’Elias Khoury, débordant de références historiques et littéraires, dans lequel se côtoient quantité de personnages dont on voudrait à chaque fois suivre le cheminement, en dépit ou peut-être en raison du destin tragique de son héros, est aussi un hymne splendide à la beauté.