Le guetteur du temps

Depuis son Miroir d’Hérodote, François Hartog est bien connu de ceux qui s’intéressent à la Grèce antique sans toujours voir que son historiographie est une « histoire de second degré soucieuse de la différence des temps ». En s’interrogeant sur cette « différence », il se rapproche de l’anthropologie et se nourrit de philosophie. Dans À la rencontre de Chronos, il raconte le cheminement intellectuel qui l’a conduit au concept de « régime d’historicité ».


François Hartog, À la rencontre de Chronos, 1970-2022. CNRS, coll. « Les grandes voix de la recherche », 128 p., 8 €


Le parcours intellectuel de François Hartog a commencé avec l’histoire ancienne et la figure d’Hérodote, « communément tenu pour le père de l’histoire ». Qu’un historien lise des historiens n’a rien pour surprendre. C’est généralement pour mieux connaître et comprendre les faits et les situations étudiés. Ce peut être aussi pour discuter les méthodes mises en œuvre. Il s’agissait alors pour Hartog d’étudier « la représentation de l’autre » chez le vieil historien. Depuis lors, la question récurrente dans ses travaux porte sur la conception que les uns et les autres – pas seulement les historiens – se font de l’historicité, une notion pas très éloignée de la Geschichtlichkeit de Heidegger.

À la rencontre de Chronos, 1970-2022, de François Hartog

Ceux qui l’ont déjà lu ou écouté savent combien Hartog est attaché au concept de « régime d’historicité ». Ils verront cette fois comment il y est venu, le déclic intellectuel que purent produire en lui quelques phrases décisives de Michel de Certeau, de Michelet, de Péguy, de Chateaubriand, de Tocqueville, ainsi que des analyses comme celles de Lévi-Strauss sur les sociétés « chaudes » et « froides ». Il y eut aussi l’empreinte laissée par la personnalité de Pierre Vidal-Naquet, cet « homme-mémoire » qui, de la même plume, décrivait la démocratie grecque et dénonçait les tortures de l’armée française en Algérie. Nous savons tous que certains de nos engagements intellectuels (pour ne parler que de ceux-là) ont tenu à très peu de chose, une image, une remarque, quelques mots jetés négligemment dans une conversation. En disant quelles phrases l’ont marqué, Hartog ne dresse pas un catalogue des noms qu’il convient de citer, il se dévoile en train de penser.

Il obtint de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) la création d’une chaire d’historiographie ancienne et moderne, dans le cadre de laquelle il allait explorer « l’histoire des rapports au temps » afin de comprendre comment ils se transforment, avec quels effets. Dans ce cadre institutionnel et intellectuel, il a élaboré le concept de « régime d’historicité » qui s’applique exemplairement à la révolution française car celle-ci a représenté un changement radical de ce régime. On est alors passé d’un « Ancien Régime », dans lequel le présent était éclairé par le passé, au régime moderne, dans lequel le présent est éclairé par l’avenir. D’un côté, la tradition ; de l’autre, la perspective de progrès. Issu d’une famille de vaincus de la Révolution, Tocqueville écrivit, à la fin de De la démocratie en Amérique, la formule par excellence de l’ancien régime d’historicité : « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». La formule du régime moderne serait, dit Hartog, qu’il « revient désormais à l’avenir d’éclairer le passé pour tracer un chemin en vue d’une action qui évite le contretemps et se garde de l’anachronisme ». Ou, pour rester plus près de la sentence de Tocqueville, « quand le futur éclaire le passé (et le présent), l’esprit ne marche plus dans les ténèbres ». D’ailleurs, l’auteur de De la démocratie en Amérique œuvre en ce sens, puisqu’il va voir dans l’avenir qu’est l’Amérique pour l’Europe ce qui pourrait éclairer le présent de celle-ci.

À la rencontre de Chronos, 1970-2022, de François Hartog

Le château de Berlin, en 1920

Si l’on en restait là, cette distinction des deux régimes d’historicité relèverait du truisme. Hartog n’en reste pas là, il entreprend de montrer comment ce concept « aide à porter un diagnostic sur les expériences contemporaines du temps ». C’est l’occasion d’une brillante analyse de la Berlin de la guerre froide en butte à la contradiction de deux régimes d’historicité. Le mur qui coupait en deux l’espace de la ville en séparait aussi les expériences du temps. Quatre ans après l’ouverture du Mur, Hartog passe une année à Berlin et le promeneur qu’il est alors voit la ville comme un « patchwork temporel », avec « ses friches, ses balafres, ses cicatrices », et elle lui apparaît « mal placée dans le temps ». Quand il y revient dans des conditions comparables deux décennies plus tard, nombre de bâtiments ont surgi de terre, la plupart des friches n’en sont plus et c’est désormais la discordance temporelle de ces constructions qui le frappe. Le néoclassique élégant, le gothique de Schinkel, le lourd monumental wilhelminien, la Philharmonie de Hans Scharoun, le modernisme épuré de Mies van der Rohe ou encore le château XVIIIe siècle des Hohenzollern reconstruit « à l’identique » en béton – voilà autant de « formes tantôt juxtaposées, tantôt heurtées, lacunaires aussi, des rapports au temps ». L’habitué de Berlin est sensible à la pertinence de cette lecture de la ville.

Hartog ne réduit pas toute conscience d’historicité à l’opposition d’un régime ancien orienté vers le passé et d’un régime moderne orienté vers l’avenir. Le corollaire de cette bipartition est la possibilité d’un troisième terme : un régime fondé sur le présent. Ce qu’il appelle le « présentisme » lui paraît la caractéristique de notre époque. L’inquiétude écologiste s’ajoutant à l’effondrement intellectuel du projet communiste, nul n’ose plus croire à un avenir qui serait de progrès, sans pour autant qu’on revienne au régime ancien fondé sur le passé. Et ce « présent du présentisme s’est lui-même trouvé déstabilisé par l’irruption de l’Anthropocène », avec lequel « un futur formidable est en train de monter rapidement à l’horizon », entre épidémie et menace climatique.

À la rencontre de Chronos, 1970-2022, de François Hartog

Le château de Berlin reconstruit, en 2021 © CC4.0/Dosseman

On retrouve ainsi cette contradiction des régimes d’historicité qui rend bien compte de ce que voit le visiteur de Berlin. C’est peut-être que le plus intéressant dans ce concept n’est pas la distinction entre régimes ancien et moderne, mais le constat qu’à des moments cruciaux ils se contredisent et cependant coexistent. Chateaubriand et Tocqueville déjà paraissent avoir été conscients de cette contradiction. Elle expliquerait sans doute la violence de certains moments historiques, comme la révolution française ou la place particulière de Berlin dans le cadre de la guerre froide et de ses séquelles. Hartog relève à juste titre que le mode numérique dans lequel nous sommes jetés est « tendanciellement présentiste », alors même que ceux qui y sont le plus délibérément engagés sont très sensibles à la menace que résume le mot Anthropocène.

Il était difficile de faire entrer la pensée chrétienne du temps dans l’opposition des deux principaux régimes d’historicité. Hartog est disposé à « faire place à un régime chrétien d’historicité [qui] ne coïncide ni avec l’ancien, ni avec le moderne, ni avec le présentisme contemporain ». Ce régime lui paraît devoir être pensé sur la base de la distinction grecque entre chronos (le temps ordinaire qui passe et qu’on mesure), kairos (l’occasion à saisir) et krisis (le moment critique où tout bascule). On peut admettre la notion de « présentisme apocalyptique » qu’il en déduit, mais aussi se demander si elle n’a pas pour effet d’atténuer la pertinence de la distinction entre ancien et moderne régimes d’historicité. Ce serait aller « à la rencontre de Chronos ». Un débat qui vaut la peine !

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