Le Dachau du Donetsk

Ukraine

Dans l’Est de l’Ukraine, que contrôlent depuis 2014 les séparatistes soutenus par la Russie, la guerre du Donbass ne se limite pas à des affrontements réguliers avec l’armée ukrainienne. C’est aussi un système de répression à l’encontre des opposants ou résistants civils, ce qui signifie emprisonnements, tortures, élimination. Le témoignage de Stanislav Asseyev, détenu vingt-huit mois dans un des centres de torture de ce « régime », nous apprend quel ordre et quelles méthodes Vladimir Poutine veut faire respecter dans l’Ukraine qu’il convoite. 


Stanislav Asseyev, Donbass. Un journaliste en camp raconte. Trad. de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn. Atlande, 300 p., 19 €


Jeune blogueur et journaliste ukrainien, Stanislav Asseyev était resté dans sa province de Donetsk occupée. Sous pseudonyme, il chroniquait la guerre dans la presse de Kiev jusqu’à ce qu’il soit enlevé par des inconnus, le 2 juin 2017. Six semaines plus tard, le 16 juillet, les autorités de l’autoproclamée République populaire du Donetsk confirmaient qu’elles le détenaient. Accusé d’espionnage, il avait été transféré dans une prison spéciale installée dans les locaux d’un ancien centre d’art contemporain de Donetsk, Isolatsia. Il a été libéré en décembre 2019, dans le cadre d’un échange de prisonniers, à la suite d’une campagne internationale de soutien.

Asseyev a rédigé son témoignage à Prague, aussitôt après sa détention. C’est un document impressionnant. Il donne à voir une prison secrète que l’auteur assimile à un camp de concentration, prison qui fonctionne sous le contrôle du FSB (service fédéral de sécurité) russe et qui a été baptisée par ses anciennes victimes le « Dachau du Donetsk ». Un des dix centres de torture, et beaucoup plus, ouverts dans la région. Le jour de son arrivée avec d’autres détenus, écrit-il, « on nous décharge un par un. Certains ont les mains liées par des bandes adhésives, les miennes sont enchâssées dans des menottes. Tout le monde a la tête dans un sac ». Ce sac, il ne le quittera pratiquement pas pendant les vingt-huit mois de sa détention, y compris dans les cellules : « La lumière dans les cellules ne s’éteint jamais, même en plein jour. À peine s’ouvre la porte que tout le monde saute de son lit, enfile un sac de plastique sur la tête, se tourne vers la fenêtre, les mains dans le dos. » Tout est organisé pour suivre le moindre geste et les moindres pensées du détenu : des caméras le surveillent nuit et jour, ses codétenus pris dans le même engrenage contribuent, comme lui à l’égard des autres, à l’affaiblir. Chaque geste doit être conforme à un « code » non écrit, terriblement violent : des règles de la vie carcérale qui définissent des attitudes, des mots à dire ou à ne pas dire, des insultes, des regards ou des adresses qu’il faut respecter. Des règles absurdes que chacun intériorise.

Donbass. Un journaliste en camp raconte, de Stanislav Asseyev

Asseyev décrit minutieusement ce code qu’il combine avec la peur. En effet, note-t-il, « si on parvient à enraciner à l’intérieur de l’homme le sentiment d’une sidération constante, l’individu se transforme en argile malléable dont on peut faire ce qu’on veut. L’exception constitue les cas où la peur de mauvais traitements ou de tortures empêche la personne d’exécuter jusqu’à l’ordre qui semblerait lui permettre d’échapper à son mauvais traitement. Dans ce cas l’homme est confronté à une paralysie totale de sa propre volonté ». Asseyev cite plusieurs exemples de traitements, comme celui-ci, considéré à Isolatsia comme « la plus légère des punitions » : déshabillé, il doit se « mettre contre le mur » c’est-à-dire, selon le code, « placer ses mains contre le mur au-dessus de la tête et rester dans cette position » ; il est battu par derrière « avec un tuyau sur les couilles et la bite tant qu’elles ne gonflent pas jusqu’à la taille de celles d’un bœuf ». Après de longs mois à subir ce genre de traitement, il s’est convaincu que tous avaient atteint « l’état d’un coma psychologique » qui se transformait petit à petit en « une indifférence pathologique ».

Telle est la base du système d’Isolatsia qui torture et détruit la vie de centaines de personnes. Ce lieu est dirigé par un certain Palytch, « criminel n° 1 », « le mal absolu », qui d’ailleurs a fini dans une des geôles qu’il observait sur un écran dans son bureau. C’était « un sadique pathologique, écrit Asseyev, un violeur, un bourreau et un alcoolique psychopathe classique et, en même temps, un fin psychologue et manipulateur avec un certain sens de l’humour ». Il jouissait de son pouvoir, avec le goût de faire souffrir : « Dans sa salle de visionnage était décidé le destin de chacun. »

Un chapitre est consacré aux pratiques sexuelles dans cette prison, où se trouvait une minorité de femmes de tous âges. « Malheur aux femmes qui se trouvaient à Isolatsia avec leur mari ou leur ami : dans ce cas, Palytch les faisait ouvertement chanter à la sécurité de leur bien-aimé » pour obtenir leurs faveurs. En effet, si certaines étaient violées par des groupes de gardiens, le maître d’Isolatsia avait ses plaisirs particuliers. « Fou de sexe, plein de perversions », il humiliait les hommes en les forçant à des pratiques diverses et les traitait de « pédés », et cherchait des jeunes femmes pour sa consommation personnelle. Il se promenait près des douches des femmes, entrait avec « une proposition d’aider à laver l’entrejambe, ou de pratiquer du sexe oral, toujours au vu et au su de tout le couloir ». Il cherchait parmi les plus jeunes des filles « obéissantes » : lorsqu’une fille ne comprenait pas ce qu’il voulait – tous les soirs, ses hommes lui « préparaient » des femmes pour la nuit –, elle était transférée dans une cellule où elle devait rester des heures la tête dans un sac étouffant. « Ce faisant, on lui faisait comprendre que dans la cellule des ‘’obéissantes’’, il y avait un poste de télé, des toilettes et même l’air conditionné. »

Stanislav Asseyev finit par résumer son expérience d’Isolatsia par ce constat : « Pendant deux ans dans ces murs on tabassait, on violait, on torturait les gens, on organisait des paris, des combats de détenus, on les obligeait à aboyer, on les humiliait ou on les électrocutait. Et maintenant s’y ajoutait le bordel. » Incarnation des excès d’une forme de domination des hommes, il y voit un endroit « hors de sens ». La preuve du délire des envahisseurs.

Tous les articles du n° 147 d’En attendant Nadeau