Une lutte admirable

Le livre d’Arno Bertina était déjà prêt lorsque, le 24 septembre dernier, les anciens salariés de l’usine de pièces automobile GM&S de La Souterraine ont obtenu une indemnisation pour licenciement illégal. L’écrivain a suivi leur long combat depuis 2017 et le raconte dans Ceux qui trop supportent, un texte lui-même en lutte.


Arno Bertina, Ceux qui trop supportent. Le combat des ex-GM&S (2017-2021). Verticales, 240 p., 19 €


Les ex-GM&S creusois ont récemment fait l’objet d’un film (Ça va péter ! de Lech Kowalski, chez Revolt Cinema) et d’une bande dessinée (Sortie d’usine de Benjamin Carle et David Lopez, éditions Steinkis) ; les voici protagonistes de ce livre qu’on se garderait de réduire à une enquête, tant son auteur, Arno Bertina, cherche surtout, à chaque page, à chaque phrase, une langue et un scénario pour dire à la fois leur vie et sa propre recherche.

Ceux qui trop supportent : Arno Bertina raconte le combat des ex-GM&S

Arno Bertina (2017) © Francesca Mantovani/Gallimard

Ceux qui trop supportent est un récit documentaire sur une réalité contemporaine : l’irresponsabilité et l’impunité des groupes industriels vis-à-vis des salariés employés puis licenciés par leurs sous-traitants. Mais Arno Bertina fait surtout le récit d’une expérience partagée, celle d’une lutte, de sa joie, sa colère, son énergie, ses moments d’élan, de doute, de peine, de rupture, d’avancée ; car une lutte, ce livre le montre bien, c’est là peut-être même son cœur, ne peut que faire avancer, que rendre plus conscient, plus présent, plus intelligent, plus sensible, plus tout. L’auteur suit le chemin des ouvriers, et cette capacité de mouvement et d’empathie mais aussi de discrétion – déjà manifeste dans un précédent livre consacré à la prostitution au Congo-Brazzaville, L’âge de la première passe (Verticales, 2020) – fait que son écriture, perméable à cette rencontre, ne se fixe jamais totalement.

Beaucoup d’écrivains contemporains doivent penser, avec le reste de la société, que les ouvriers n’existent plus ; encore moins, les ouvriers de l’industrie automobile. Arno Bertina va dans le sens inverse, comme il y a trente ans François Bon – son titre est d’ailleurs emprunté à Parking (Minuit, 1996), qui prenait ces mots chez Eschyle – et comme, aux États-Unis, la journaliste Amy Golstein –, mais lui ajoute que « la voiture fait partie de ces quelques biens symbolisant ou résumant le monde de la consommation, ses promesses ». Qui, aujourd’hui, fait s’aventurer la littérature dans les domaines complexes de l’économie et dans le monde rebutant de l’industrie ? Qui part écrire en ces terres lointaines ?

Un tel choix est donc d’autant plus original qu’il se moque des modes et que la littérature a plus que jamais déserté un tel terrain social, et les vies qui vont avec. Seconde originalité, ce n’est plus le bon vieux roman qui se montre capable de les raconter. Avec Des châteaux qui brûlent, Arno Bertina avait pris pour objet une grève dans un abattoir. Cette fois, c’est comme si la rencontre des ouvriers de La Souterraine avait imposé à cet admirateur de Svetlana Alexievitch de faire taire la fiction pour écouter leurs voix.

Ceux qui trop supportent : Arno Bertina raconte le combat des ex-GM&S

Naît ainsi cette écriture échappée et modulable, d’une certaine manière tout-terrain, forme vive souvent déroutante, qui ne va jamais où on l’attend et ne file jamais droit, et qui ne fait pas dans le beau style, car elle ne veut pas faire joli, qui fait des déviations, des écarts, des embardées, se maintenant toujours à un niveau élevé d’énergie réflexive et d’implication personnelle. « On crée quelque chose », dit Jean-Yves Delage, d’abord pâtissier, puis intérimaire dans un abattoir avant d’embaucher à La Souterraine ; et en retour, Arno Bertina, devenu un « compagnon », « Arno », écrit comme on crée des pièces automobile, avec une précision artisanale et une puissance industrielle. Avec cette « ambition » qui « les rend pertinents », les ouvriers rencontrés « savent relier des situations bien différentes en apparence, tout en restant précis ». Plus que les objets d’un livre, les ex-GM&S deviennent les exemples à suivre d’un écrivain. Exemplaires, ils le sont aussi quand ils rédigent et font déposer à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à appliquer les mêmes règles de respect des emplois pour les groupes et pour les sous-traitants.

En plus des extraits d’entretiens, des récits de blocages et de voyages à Paris, des analyses de la politique économique française et européenne qui le composent, il faut prêter attention aux singulières notes de bas de page de ce livre. Elles disent combien, s’il prend souvent les allures de la réflexion et de l’essai ou de l’engagement et de la tribune, il saisit le combat des ex-GM&S à l’intérieur du langage, questionnant sans cesse ce que les écrivains peuvent (encore) faire. Pas très loin parfois des textes récents de Sandra Lucbert – l’enquête et les rencontres qu’elle occasionne en plus —, Arno Bertina le fait en écoutant, c’est son travail et celui de la littérature, les usages du langage.

Sans se cacher, le texte combat la langue menteuse des « forces de l’ordre », pour laquelle il importe peu que « licenciement » devienne « sauvegarde de l’emploi », qu’une usine change de nom douze fois ou qu’une sous-préfète dise « nous » à l’enterrement d’un salarié. Ici, cela importe, parce qu’une contre-langue ne peut exister que si elle se nourrit chez « ceux qui trop supportent » – et les passages dans lesquels Arno Bertina relève l’usage de certains mots par les ouvriers (l’irruption de « projet », ou de « médocs ») sont aussi forts que celui où il ressent le doigt coupé par une machine en serrant une main.

Et, à propos de langage, Arno Bertina, « au moment où les Gilets jaunes perdent des mains, des yeux », reprend les mots d’Emmanuel Macron qui, deux mois après son élection, distinguait les « gens qui réussissent » et les « gens qui ne sont rien ». Mais plutôt pour marquer les différences dans les manières de parler, de s’adresser, et saluer l’intelligence collective de ceux qui, « tout en n’étant rien » aux yeux du pouvoir, se mettent à compter aux yeux de qui sait les écouter.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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