La naissance de la littérature

Le conteur, la nuit et le panier, le nouveau livre de Patrick Chamoiseau, élabore, à partir de l’émergence du conteur créole, une relation plurielle au monde, aux langues, au temps. Il s’y déploie une pensée complexe et revigorante du geste poétique et de sa portée.


Patrick Chamoiseau, Le conteur, la nuit et le panier. Seuil, 272 p., 19 €


Contrairement aux apparences (la quatrième de couverture), Le conteur, la nuit et le panier n’est pas un récit à partir duquel se déploient des réflexions personnelles sur la littérature, la voix, l’organisation de la parole, la relation différente qu’elle instaure avec le monde, l’histoire, la vérité, mais un essai qui se nourrit et se constitue à partir de l’expérience et du récit. Il s’y développe une pensée qui se relie à une trame quasi mythifiée, à une sorte de scène primordiale qui se devine. Et le livre de Patrick Chamoiseau se déploie ainsi dans un pli narratif quasi absent – la destinée d’un conteur antillais lors d’une cérémonie funéraire à la fin du XVIIe siècle.

Au cœur de la nuit, le vieil esclave, transfiguré par la langue qui jaillit de lui, se transmue, prend sur lui, dans son corps, une forme ultime de résistance. D’une histoire, d’une socialité, d’une mémoire oblitérée, presque taboue. Le livre raconte ce mouvement même de la langue, la place qu’elle gagne contre la violence, l’infra-existence qu’elle permet. Il y a là la puissance des contes primordiaux, la vitalité d’une parole sacrée. La veillée mortuaire pendant laquelle il se saisit de la parole préside, pour Chamoiseau, à l’érection d’une autre littérature, déviée, libre, reconnue, revitalisée, celle d’un nouveau monde, d’une nouvelle réalité. Son récit, sa mise en scène discrète, les réflexions que l’écrivain développe à partir de cette scène fondatrice, posent le principe d’une déviation – non dénuée d’ambiguïtés – du récit, des voix qui le portent, de leur place, de leur densité en quelque sorte.

Le conteur, la nuit et le panier, de Patrick Chamoiseau

Patrick Chamoiseau © Jean-Luc Bertini

De cette scène, de ce pré-texte, Patrick Chamoiseau fait la matrice d’une pensée de la littérature, de la voix, de la mémoire, du réel, qui refonde et réorganise la conception de l’échange, de la place de l’individu dans un corps social, linguistique, symbolique, lui ouvre un espace propre. Chamoiseau la constitue en terreau de son propre discours, comme figuration de son identité. Il raconte ainsi, au gré de la pensée, de son déploiement, son existence, ses souvenirs d’enfance, ses relations avec sa mère (on ne peut que recommander en passant le superbe récit qu’il lui a consacré en 2016, La matière de l’absence), ses premiers pas de lecteur, la découverte d’un bilinguisme au dedans d’un même espace, de l’histoire, de la géographie… On est traversé d’images, de sonorités. On est habité par une voix étrangère qui opère par accumulation et sédimentation. C’est que l’écriture de Chamoiseau a les qualités et les défauts de la formule langagière – qui marque, qui imprime, qui fait système – et une manière de revenir, en tournant autour, aux même questions, à la même filiation intellectuelle, politique et poétique.

Car, s’il raconte l’émergence d’une littérature, s’il considère les modalités originales de son apparition, s’il en commente les formes et les implications théoriques, ce livre suit aussi le parcours d’un écrivain, ses doutes, ses essais, ses filiations. Il inscrit une œuvre dans un flux. Marqué par les figures de Césaire et de Glissant – la fin du livre leur est consacrée –, il promeut une littérature, un geste poétique, ouvert en même temps qu’en lutte. On se place bien évidemment aux antipodes d’un essentialisme revanchard ou d’un repli sur une singularité indépassable. Au contraire, c’est la pluralité des relations qui s’ordonne entre les langues, les histoires, les réels, les expériences, qui compte. C’est le « rhizome » qui fait la littérature, la poésie, qui reprend, regagne la voix élémentaire qui nourrit nos rapports au monde. La puissance de ce que dit – on l’écrit à dessein – Chamoiseau réside dans l’accueil qu’il fait, dans le récit fondateur, créole, mixte, renouvelé, de la différence, du minoré, du tu. Il ne relance pas un conflit ou une opposition, mais ouvre au contraire un lieu possible d’expression qui n’abolisse pas la violence mais en fasse quelque chose. Il rend disponible une parole secrète, en analyse les principes, l’organisation. Ce n’est pas une mince affaire ! Et si l’on peut par moments s’égarer un peu ou s’agacer des titres des sections, on est frappé par l’impact de ce qu’il dit dans le monde contemporain.

Et c’est bien cela qui compte ! La manière dont on envisage les questions de la langue, de son hybridation, de son enrichissement permanent, en dehors de l’univocité mortifère qui semble contaminer l’espace mental de nos sociétés. Chamoiseau fait de la poétique, de son expérience, le moyen de penser un monde violent dans lequel l’universalisme recule et où les crispations identitaires prennent le pas sur la nuance et la diversité. Il parle ainsi, avec Édouard Glissant, de « trans-diversité », d’une « combinaison de petits absolus ». Il raconte un mouvement qui consiste à « passer de la certitude à l’incertain, du voyage à l’errance, de l’ordre au chaos génésique, de la mesure à la démesure-des-démesures, du communautaire aux accomplis solidaires de l’individuation, de l’absolu de la langue au tout-possible du langage suspendu au désir de toutes les langues du monde, de la catégorie ou du genre littéraire à des évènements narratifs aussi complexes que l’inconcevable du monde, aussi inconcevables que l’inconcevable de l’Univers, aussi imprévisibles que les voies à venir de l’humanisation ».

La façon dont ce livre envisage la fable du conteur créole, l’émergence de voix et leurs rencontres fait de l’universel, non pas une fixité, mais un mouvement, un flux, une relation qui ne cesse jamais. Lorsque Chamoiseau confie ou conte son existence d’écrivain, en explore les origines, les traces, lorsqu’il déplie son rapport aux langues et aux voix, il rappelle que la création littéraire, langagière, l’hybridation des discours, n’est pas une stricte affaire esthétique mais qu’elle relève de la pensée, de la manière dont on vit ensemble. Outre que cela remet quelques pendules à l’heure, on est frappé par l’efficacité de cette conception plurielle du langage, de la poésie, du temps qui les porte. On est gagné par la vision d’un archipel qui rompt l’horizon et l’élargit considérablement.


EaN a rendu compte de deux livres de Patrick Chamoiseau : La matière de l’absence et Frères migrants.

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