Emma Goldman, anarchiste vivante

Qui se souvient encore d’Emma Goldman ? Plus grand monde. Et pourtant, cette Russe émigrée aux États-Unis fut une figure importante des mouvements révolutionnaires au tournant du XXe siècle. Ses mémoires paraissent enfin dans leur intégralité et comblent une lacune. Dans cette vaste fresque se dévoile un personnage hors du commun : femme, juive, immigrée, prolétaire, athée, libérée sexuellement, et militante anarchiste ! L’ensemble faisait sans doute un peu trop pour l’Amérique de 1890. Parce qu’elle se dévoua tout entière à sa lutte, certains apprécieront les enseignements implicites de cette vie. Quant aux autres, il leur suffira d’avoir le goût des récits épiques, colorés… et drôles !


Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions. Trad. de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss. L’Échappée, 1 104 p., 29,90 €


Raymond Queneau aimait à dire que toute grande œuvre était soit une Iliade, soit une Odyssée. Le récit d’Emma Goldman tient des deux modèles. De fait, la teneur épique emporte d’emblée le lecteur : on passe d’un meeting de masse à Manhattan à une grève à San Francisco, des États-Unis à l’Europe, avant un grand voyage dans l’URSS naissante. Il y a de hauts faits d’armes, des martyrs, des héros, et bien sûr la lutte mondiale du prolétariat contre les pouvoirs de l’argent ! Le tout durant une période charnière allant de 1886 à 1930. Au détour des pages, la narratrice rencontre Louise Michel, Lénine, Jack London et l’on se retrouve même à danser avec la famille Kropotkine… Le souffle de l’histoire cogne aux tempes de ces militants et inconnus pour qui la révolution semblait à portée de main. Voilà donc une épopée à grand spectacle.

Mais ce récit ne serait rien sans la stature de son héroïne et narratrice. Celle-ci n’avait rien de bovaryen en dépit de son prénom. De belles photos formant un cahier central sont là pour en attester : droite, le regard franc, direct et le visage résolu, elle incarne une volonté obstinée et exigeante. Car, pour le côté Odyssée, Vivre ma vie conte une trajectoire individuelle, les tourments, états d’âmes et méandres psychologiques d’une femme émancipée à une époque qui ne le permettait guère. Que d’écartèlements pour cette amoureuse éperdue sans cesse en quête d’une union qui n’empièterait pas sur son « dévouement à la Cause ». Anarchisme à l’usine comme au foyer ! C’est-à-dire réalisation de l’égalité des sexes et liberté sexuelle. À cet égard, la modernité de Goldman et de ses interrogations résonne avec force : « J’avais conscience depuis longtemps que j’étais tissée d’une multitude d’écheveaux aux nuances et aux textures antagoniques. Jusqu’à la fin de mes jours, je serais tiraillée entre l’aspiration à une vie privée et le besoin de tout consacrer à mon idéal. » Parce que le récit de soi se tresse à celui de l’Histoire, on a affaire à des mémoires de grand style.

Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions.

Photo d’identité judiciaire d’Emma Goldman lors de son implication dans l’assassinat du président McKinley en 1901 © Library of Congress

Mémoires captivants car sous-tendus par des principes fermes et la certitude d’une « marche ascendante de l’humanité ». Goldman savait que ses camarades et elle étaient en train d’écrire l’histoire. Pour autant, et c’est l’un de ses mérites, ce livre se passe fort bien de théorie. Penseure de l’anarchisme, l’autrice l’était bel et bien en dépit de son oubli relatif dans certaines anthologies dédiées à ce courant politique. Pourtant, on reste frappé par la capacité de cette propagandiste à articuler des combats minoritaires (dont la défense ouverte de l’homosexualité et des immigrés) à un anticapitalisme conséquent. Là où certains courants révolutionnaires de son temps s’attachaient exclusivement aux luttes économiques, Goldman parvenait ainsi à relier des luttes hétérogènes. Il y a là un trait propre à l’anarchisme mais aussi une stratégie politique, qui permit d’excéder une traditionnelle base ouvrière. Volumineux (1 104 pages !) et foisonnant d’anecdotes, Vivre ma vie vaut donc comme document d’histoire sociale, politique et culturelle. Cela provient aussi de la curieuse diversité des mondes sociaux traversés. La narratrice se révéla guide touristique au jardin du Luxembourg pour de riches Américains (horrifiés par la nudité des statues !), masseuse à Broadway, et vécut avec des troupes de théâtre russes. La bohème n’est jamais loin. Bien entendu, ses plus amples descriptions concernent les conditions de vie terrifiantes du prolétariat américain de la Belle Époque. Les mécaniques du capitalisme de la fin du XIXe siècle sont ainsi restituées avec finesse et de l’intérieur, l’autrice ayant été ouvrière dans le textile durant de longues années. D’où ces peintures terribles des milieux ouvriers et émigrés de l’époque. Période étonnante d’ailleurs, où des groupes politiques d’Europe de l’Est publiaient leurs feuilles anarchistes en yiddish, se réunissaient dans des brasseries allemandes et organisaient des meetings en russe…

En dépit de la richesse de ce texte, il a fallu plus de quatre-vingts ans pour qu’une traduction française complète en soit réalisée. Des publications avaient certes déjà été diffusées, mais jusqu’ici uniquement en abrégé. Il est vrai que le récit est truffé de digressions parfois déconcertantes. L’œuvre intégrale s’imposait néanmoins, car on peut à présent goûter le sens du détail de Goldman. Ou, pour être plus précis, sa faculté à ne hiérarchiser ni l’intime ni l’histoire, ni les gens. Elle qui rédigea tant et tant de textes parle ainsi de « l’intérêt plus prononcé qu’elle portait depuis toujours aux êtres mêmes plutôt qu’à la théorie ». Ce trait correspond à une immense curiosité dénuée de préjugés. D’où une écriture égalitaire, signe d’un regard non pas indifférencié mais attentif au monde dans sa bigarrure et sa complexité. Tout dans ce livre témoigne en effet de la largeur de vue d’Emma Goldman. Cela se sent dans le récit de sa vie quotidienne comme dans l’intitulé de ses innombrables meetings et conférences, allant du théâtre contemporain à la sexualité en passant par la nécessité de détruire l’État. C’est que l’austère militante était aussi d’une intense sensibilité, propre à décomposer les nuances de l’amour autant qu’à saisir les subtilités des arts de son temps. Se forme ainsi par petites touches le portrait d’une femme libre, dans ses choix de vie bien sûr, mais aussi dans ses goûts. On voit Goldman discuter librement avec des prêtres tout autant qu’apprécier Freud ou commenter un concert du violoncelliste Pablo Casals. De manière il faut bien le dire assez rare, sa radicalité n’avait d’égale qu’une absence évidente de sectarisme. Connaître sur le bout des doigts ses chants révolutionnaires ne l’empêchait pas de se délecter de Racine ou de Wagner ! En cela, Vivre ma vie se lit comme un hymne à la soif de connaissance, de rencontres, d’amitié et d’expériences. Malgré ses regards durs, il y avait en elle une évidente bonne vivante : « Pour moi, une Cause qui représentait un bel idéal, l’anarchisme, la libération et la délivrance de toutes les conventions et de tous les préjugés, ne devait pas revendiquer le rejet de la vie et de la joie. » En creux, ces mémoires célèbrent le libre développement de toutes les facultés humaines. Il y a bien là une manifestation en acte de la dimension éthique de l’anarchisme en tant qu’engagement individuel et collectif.

Livre-monde en somme, mais surtout livre animé d’une pulsion de vie très forte. Que dire de son rythme trépidant, sinon qu’il cousine avec le roman d’aventures. Dans Vivre ma vie, on sent très vite en effet que tout peut arriver : être inculpée de tentative d’assassinat du président des États-Unis, ou tomber soudainement folle amoureuse d’un vagabond plus jeune que soi… Non seulement tout peut arriver mais il existe toujours, pas loin, « cette petite et parfois lointaine possibilité [la mort] qui donne son sel à l’aventure et la rend aventureuse », comme dirait Jankélévitch. Car Emma Goldman encourait des dangers physiques. Et on peine aujourd’hui à imaginer le degré de haine qu’elle et ses camarades suscitèrent. Pourchassée, la narratrice se déguise, passe au nez et à la barbe des forces de l’ordre, soulève les foules et passe du temps dans les geôles. De cette vie sous tension, l’autrice a extrait toute la sève romanesque, parfois avec une amusante pointe de cabotinage : « ‘’Ne vous inquiétez pas des policiers, vous autres ; laissez-moi plutôt prendre un bain’’, lançai-je avec désinvolture. » Rebondissements et péripéties font de Vivre ma vie l’une de ces lectures entrainantes, de celles qui plongent dans le plaisir de l’incertitude. Le doute plane toujours, et si l’on danse c’est au-dessus du volcan. Car, en bonne révolutionnaire, Goldman n’excluait pas la possibilité d’un soulèvement inattendu de son vivant. Cela se ressent dans la forme même de ses mémoires, toujours sur le qui-vive. Brutal et d’une réaliste férocité, ce récit coud ainsi l’anarchisme à l’aventure. Ce dernier terme n’est-il pas, aussi, l’un des noms de la joie de vivre ?

Tous les articles du numéro 69 d’En attendant Nadeau