Être tous ses autres

Auteur du très récent et non moins remarquable Proust contre Cocteau, Claude Arnaud nous revient d’entre les mots, et les morts, avec Je ne voulais pas être moi, suite autofictionnelle à Qu’as-tu fait de tes frères ? (2010) et Brèves saisons au paradis (2012).


Claude Arnaud, Je ne voulais pas être moi. Grasset, 176 p., 17 €.


Les écrivains qui font du mouvement de la vie la matière de leur œuvre le savent bien : un seul livre ne suffit pas à dire tout l’être que l’on est, le moi que l’on n’est pas ou plus, encore moins celui que l’on n’a pas atteint ; il faut alors remettre l’ouvrage sur le métier, une, deux, trois fois sinon plus, pour mieux se remémorer, voire : se liquider. Cela peut se dire autrement : remuer le couteau dans la plaie. Avec Je ne voulais pas être moi, Claude Arnaud revient donc à son histoire, comme pour mieux la déreraconter, la déretricoter.

Il reprend, reprise le costume de sa vie : la drôle et pas drôle de mue fantomale du troisième enfant d’une fratrie de quatre, la traversée d’une époque et son chiffre magique (68), l’homosexualité qui va avec les amours mathématiques… Tout cela qui avait déjà été dit, somptueusement écrit même, dans Qu’as-tu fait de tes frères ? puis Brèves saisons au paradis et qui avait conduit le narrateur au bord de lui-même : « Il lui suffisait d’être privé de ses aînés, une semaine durant, pour perdre sa couronne. Le monde redevenait opaque, il ne se reconnaissait plus dans rien. Son être délaissé partait en lambeaux, le vertige tournait à la débâcle. »

À trop jouer à paraître, il risquait donc de disparaître, suivant en cela la pente des deux frères aînés auxquels il s‘était identifié, leur essence précédant son existence, sa vie menaçant de suivre leur mort, ne parvenant pas à faire barrage à la folie de l’un et aux absences de l’autre : « Je vais m’achever, faute d’être parvenu à m’unifier. Je n’ai qu’un bond à accomplir pour suivre Pierre dans sa chute ; quelques pas pas à faire pour gagner la Seine, les poches gonflées de cailloux, et me laisser porter jusqu’à ce salon sous les mers où Philippe m’attend. Je vais reformer notre fratrie en accomplissant son destin lunaire. Pourquoi même me tuer ? Je suis déjà mort. »

Le récit pourrait s’arrêter là et n’être que le vain miroir des précédents, promené le long d’un mélancolique chemin. Mais voilà : le temps a fait son œuvre, et le livre de la vie s’écrit soudainement d’une autre manière, la méprise de soi laissant place à la déprise. Claude grandit, s’abandonne, revit. Un autre autre voit le jour, qui aime, aime aimer et être aimé : c’est alors Geneviève qui entre en piste, la « norvégienne noire » qui n’a pas encore de prénom mais déjà un corps et quel ! : « Boucles d’or, bouche ourlée, lèvres violettes et teint ambré, elle a le sourire éclatant de l’Élue. » À faire chavirer le réel.

Comment Claude est-il devenu, ou redevenu lui-même ? On peut répondre par la voie de la vie. On peut aussi laisser parler la voix du texte. Il y a dans le mouvement de ce livre, et finalement dans toute l’œuvre en cours d’Arnaud le survivant, quelque chose d’étrangement beau, comme le récit d’une transformation en train de se faire, in vivo, et qui rappellerait un autre mouvement, celui de l’analyse : l’homme sur le divan qui se réapproprie son histoire, se métamorphose sans fin, s’apprivoise en voisin fréquentable, enfin.

On peut donner un autre nom à cette entreprise, celui d’un genre trouble qui lui va comme un gant : autofiction. À entendre littéralement et avec tous les sens (le toucher surtout et partout). Dans l’eau ondulante des mots du texte, le Je bout tandis que le moi se dissout : Arnaud n’a de fait pas son pareil pour raconter qu’il est toujours et jamais pareil. Un être aux mille facettes, agile comme une ombre, le corps fluide qui se meut tel l’air dans l’espace, l’âme qui suit le mouvement, et le prénom flottant comme drapeau au vent : Clodion le chevelu, Arnulf, la Claudia, Kokott’darling.

On comprend mieux la fascination de Claude Arnaud pour les imposteurs et caméléons de toutes espèces, ces personnes qui réussissent, vivent, travaillent, écrivent mieux que personne, les Martin Guerre, Binjamin Wilkomirski et autre von Stroheim qui firent la matière de Qui dit je en nous ? (2006), un auto-essai qui ne disait pas son nom, et pour cause !

Comme s’il se reconnaissait toujours et partout dans l’image de qui se défait de son image, comme un lézard de son appendice prisonnier : « animal que la nature a fait si vulnérable, même s’il a la souplesse inventive des espèces fragiles et la capacité déroutante de se réparer. »

Que l’on ne se méprenne pas, cependant, sur le sens qu’il faudrait donner à cette écriture si voluptueusement auto-centrée sur le désir et ses impasses, à ces mises en scène répétées d’un moi à la forme aussi brillante que son fond paraît térébrant. N’y voir que le reflet d’un Narcisse éperdu serait faire fausse route. Car c’est l’altérité qui gagne dans ce livre, une altérité poignante, magnifique, qui permet à l’auteur de Je ne voulais pas être moi d’être enfin tous ses autres, ceux qui ne sont plus ou ont insuffisamment été. D’être l’auteur de soi et des siens. Le geste est extrême, salvateur, comme une opération de la dernière chance. Et ça a marché : « Je n’ai pas fondé de famille, j’ai recréé la mienne par le verbe, c’est une autre forme de fécondité. » À ce prix là, et seulement à ce prix là, la littérature devient la grande marque du destin : la forme vivante d’un accomplissement.

À la Une du n° 14