Il y a des cactus

Auteur inspiré et généreux de poèmes, de chroniques de voyage, de récits journalistiques et de romans, Cees Nooteboom a publié une bonne trentaine de livres, la plupart traduits en français. L’écrivain néerlandais a 86 ans et on dit qu’il est nobélisable. Chaque printemps, depuis soixante-cinq ans, il s’installe à Minorque où il passe la moitié de l’année. 533 : Le livre des jours est une sorte de journal de cette vie insulaire dans sa maison de pierres sèches et son jardin de cactus et de figuiers. Avec quelques belles pages enneigées sur l’hiver dans la Souabe.


Cees Nooteboom, 533 : Le livre des jours. Trad. du néerlandais par Philippe Noble. Actes Sud, 246 p., 22,50 €


On pourrait croire que ce livre est une petite chose, on se tromperait. Qu’il nous parle de la personnalité de ses cactus, des états d’âme de son yucca ou des chemins empruntés par les chats du voisinage, tout est intéressant, non, fascinant en fait, même si l’on ne s’intéresse ni aux chats ni aux cactus. Parce qu’il les prend comme prétexte pour nous dispenser ses réflexions de vieux sage ? C’est tout le contraire. Sur son environnement et ceux qui l’habitent, Cees Nooteboom pose un regard d’une grande acuité et d’une bonne humeur à peu près constante, et les tentatives de communication avec ses colocataires révèlent un mélange très personnel d’humour et de curiosité.

Il faut reconnaître qu’il met beaucoup d’énergie pour imaginer ou plutôt pour comprendre les sensations et même les sentiments du cactus, de la tortue, du yucca ou du papillon avec qui il partage maison et jardin. Il leur prête humeurs et intentions et il n’est pas nécessaire d’être un adepte de la pensée magique pour le suivre quand il perçoit une sorte de parenté avec eux. « Ce que j’aimerais par-dessus tout », dit-il face à une très vieille tortue, c’est « me regarder de son point de vue. Une sorte de tour mobile qui peut vous donner de l’eau si vous le demandez. Au plus chaud de l’été, la tortue vient parfois sur la terrasse donner de petites poussées contre mon pied. Alors j’arrose les pierres et elle les lèche avec lenteur ». On pense parfois à un autre écrivain qui a beaucoup parlé de son île méditerranéenne et de son zoo domestique, le Gerald Durrell de la Trilogie de Corfou.

Cees Nooteboom, 533 : Le livre des jours

Cees Nooteboom © Simone Sassen

Peu d’humains dans ce paysage brûlé par le soleil et le vent marin, on entrevoit quand même la femme de Nooteboom (la photographe Simone Sassen), un voisin néo-zélandais, peintre et mathématicien, et – très importants – le jardinier Xec et son inséparable assistant Mohamed, qui nous apparaissent tels Don Quichotte et Sancho Panza. Le livre par contre est peuplé de tous ceux avec qui l’écrivain a des conversations – par écrit, en pensée ou en rêve : Joyce, Borges, Fellini, Kafka, Brodsky, David Bowie, Hector Abad… Et, bien sûr, son vieil ami Harry Mulisch. « Ah, les écrivains entre eux, parlons-en ! Un jour, Mulisch me dit de but en blanc : « Ce Slauerhoff, qui le lit encore aujourd’hui ? – Moi, Harry. Fin de la conversation ».

L’entrée 12 de ce journal fonctionne comme une micro-nouvelle, avec exposition, présentation des personnages, montée dramatique. Et dénouement. Après d’intenses cogitations sur la vie de deux araignées – quelles sont les relations entre A et B : mâle/femelle ? parent/enfant ? proie/prédateur ? la question est résolue par Carmen, qui fait le ménage, et qu’il avait « oublié d’informer des nouveaux liens de parenté qui prévalaient dans la chambre à coucher. Le lendemain matin, il n’y avait plus ni A ni B. Si je voulais continuer à méditer sur le temps et la durée, il me faudrait trouver autre chose à regarder ». Que l’auteur se moque de temps en temps de lui-même explique en partie le délice qu’on éprouve à le lire. Le lecteur est plus que ravi de suspendre son incrédulité quand Nooteboom raconte que, la semaine précédente, quatre personnes lui ont écrit pour lui dire qu’elles avaient rêvé de lui ou lorsqu’il nous rapporte les paroles des cigales ou du coq du village. Après tout, un homme qui, en plus du néerlandais, lit et parle parfaitement l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le français… peut bien maîtriser d’autres langues inconnues du plus grand nombre pour s’adresser aux plantes, aux animaux ou aux personnages de ses rêves.

Qu’on le surprenne en conversation avec un lézard ou en train de méditer sur sa propre finitude, on retrouve toujours ce mélange de lucidité, de poésie, et parfois même – inattendue, mais pourquoi, au fond ? – de cocasserie. Arrêt devant un cactus en forme de colonne : « Parfois, nous nous dévisageons, je dirais même, comme en allemand, ‟wir standen ratlos vis-à-vis”, nous sommes restés face à face, médusés ».

Dans les quatre-vingts entrées de ce journal défilent tous les registres de l’écriture : les premiers orages de l’été sont décrits comme des concertos, la floraison d’un pétunia ouvre une poétique des couleurs : « Je n’avais encore jamais réfléchi au rouge du pétunia. Pas de nuages au plus chaud de l’après-midi : le pétunia devient rouge sang, le rouge d’après le crime passionnel, le rouge maléfique, le rouge-noir sur le sable de l’arène où l’on traîne le cadavre du taureau. Le vent qui tourne… un noir de plomb envahit le rouge, il y a du désastre dans l’air, on m’aura prévenu ».

Cees Nooteboom, 533 : Le livre des jours

Parfois part une flèche, qui touche juste et drôle. À propos, par exemple, de la recension d’un de ses livres par un critique littéraire flamand. « Je méditais trop, disait-il. Et je m’intéressais trop peu à la marche du monde. Cela arrive, à mon âge. Je pense que l’auteur était un jeune homme. Je ne l’ai pas rencontré à Budapest en 1956, ni à Téhéran en 1976, ni à Berlin en 1989… Que peut bien vouloir dire un critique flamand quand il parle du monde ? De quel monde ? Du monde que j’ai vu pendant soixante ans ou de celui à propos duquel il lit des articles ? » Bam ! On ne sait pas si le jeune prétentieux s’en est remis (on a l’impression que sa flamanditude n’a pas joué en sa faveur, c’est peut-être injuste).

Sur sa propre jeunesse, Nooteboom n’est pas plus indulgent. Relisant son journal de 1980, il éprouve un sentiment « tantôt de gêne devant mes efforts de sincérité, tantôt de mépris pour une façon de jouer la comédie, ou d’ennui devant tant d’inanité ». Et sur la vieillesse ? « Le pied de vigne se cramponne aux pierres du mur comme un centenaire… Je salue son ascendance biblique avec un certain respect, tout ici est vieux, moi aussi, et je mangerai ses fruits en août ». Une perfection de haïku.

Entre deux observations naturalistes, Nooteboom s’interroge sur les racines de son lien à l’Espagne : l’imaginaire de Cervantès, le tout ou rien de la guerre civile, « les découvertes que l’on fait sur soi au sein d’une autre culture » ? Ce lien qu’il n’a pas choisi, « pourquoi ne s’est-il pas tissé avec le radieux scintillement de l’Italie, la séduisante mélancolie du Portugal ou l’austère clarté du pays de ma naissance ? ».

Regardant les informations à la télévision, il constate que les tragédies reviennent, année après année. Il s’est retrouvé face à des visages de soldats depuis l’âge de six ans, des visages allemands, iraniens, colombiens… « Vous êtes intérieurement tapissé de journaux pleins de morts. Vous êtes souillé par la merde de la guerre qui accompagnera vos jours jusqu’à la fin ». Mais, parfois, la télévision c’est aussi une émission sur la conquête spatiale qui montre un disque microsillon en or offert en 1977 par Kurt Waldheim à la sonde Voyager, « accompagné, pour plus de sûreté, d’un schéma montrant comment construire un tourne-disques… Pourquoi n’a-t-on jamais fait une version comique de Star Trek ? »  On croit entendre son éclat de rire.

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