La saga de la Révolution russe

Ce sera assurément le livre du centenaire d’Octobre 1917 – dont la réception risque de surpasser celle de l’ouvrage précédent de Yuri Slezkine, Le siècle juif –, le livre qui aura droit au plus grand nombre de recensions. Il faut admettre qu’aborder la Révolution russe par l’histoire de la maison où logèrent ses acteurs et la nomenklatura naissante est une formidable entrée en matière. Inspirée du roman du Moscou de l’ère brejnevienne, La maison du quai, de Yuri Trifonov, The House of Government est aussi un clin d’œil à La vie mode d’emploi de Perec.


Yuri Slezkine, The House of Government. A Saga of The Russian Revolution [1]. Princeton University Press, 1 104 p.

Yuri Slezkine, La maison éternelle. Une saga de la révolution russe. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pascale Haas, Bruno Gendre, Charlotte Nordmann et Christophe Jaquet. La Découverte, 1 296 p., 27 €


Mais avant de dire tout le bien que nous pensons de ce livre, arrêtons-nous sur ce que nous appelons en langage académique ses « conditions de production ». Et, pour cela, ouvrons la page des remerciements. De quoi faire pâlir d’envie les historiens qui ne bénéficient pas d’années sabbatiques, ne sont pas invités dans des institutions comme la Hoover à Stanford et le Wissenschaftskolleg à Berlin, ne disposent pas d’un aréopage d’assistants et n’obtiennent pas autant de bourses de différents centres de recherche que Slezkine. Pour le reste, tout le crédit en revient naturellement à l’auteur, un historien d’origine russe (il serait plus exact de dire « soviétique »), formé à l’école américaine, ce qui constitue un double capital. Slezkine maîtrise non seulement toute la littérature en langue anglaise, mais aussi, bien entendu, toute celle en russe et en ukrainien – qu’il s’agisse d’ouvrages savants, de romans, de documents d’archives ou encore de témoignages oraux. Enfin, Slezkine a un talent d’écrivain et même de conteur.

Cette saga de la Révolution russe, il la porte en lui autant que naguère son Siècle juif. Tandis que dans ce précédent ouvrage, il recourait à la fable des apolliniens/terriens et des mercuriens/nomades pour étayer sa thèse du passage à la modernité dont les Juifs étaient l’archétype, ici il reprend celle du millénarisme. La thèse du communisme comme religion, avec ses prêtres, ses croyants et sa liturgie, sa pratique de la confession-autocritique, n’est pas nouvelle, elle existe depuis Berdiaev et bien d’autres mais, l’appliquant au bolchevisme avec Lénine comme prophète, Slezkine est le plus radical de ses propagandistes. Il parvient même à séduire les plus sceptiques, certains développements sur la foi et quelques parallèles n’étant pas dénués de pertinence. Il reste qu’on peut tirer profit de cette somme de plus de mille pages en laissant sa thèse de côté. Avec ses 1 818 notes en bas de page (j’espère n’en avoir omis aucune), et en dépit de sa présentation, The House of Government est évidemment bien plus qu’une saga. C’est une œuvre érudite dont on appréciera l’humour de l’exergue : « Ceci est un livre d’histoire. Toute ressemblance avec des personnages de fiction, morts ou vivants, est entièrement le fruit du hasard. » Tous ses personnages sont réels en effet, trop réels hélas.

Yuri Slezkine, The House of Government. A Saga of The Russian Revolution

Projet pour la Maison du Gouvernement, à Moscou, par Boris Iofan (1938)

Venons-en au contenu. Au cours du premier plan quinquennal, on construira face au Kremlin, sur la rive opposée de la Moskova et sur un terrain marécageux, une sorte de « cité idéale » à la Le Corbusier, pour loger ce qu’on appelle ici pour faire bref la nomenklatura. Le premier cercle autour du (déjà) maître incontesté, Staline, reste quant à lui logé dans le Kremlin. En 1935, on compte plus de 500 appartements de tailles diverses mis à la disposition de 2 655 personnes (commissaires du peuple, officiers de l’Armée rouge, membres de la police politique, écrivains, économistes, dramaturges, directeurs d’usine, stakhanovistes, parents de Lénine et même de Staline, autant de familles accompagnées de leurs bonnes, nurses et gouvernantes) qui se partageront tout ce dont on a besoin pour vivre en autarcie : crèche et école, cinéma et théâtre, magasins d’alimentation, salon de coiffure, jardins intérieurs, bureau de poste, buanderie, banque, clinique, courts de tennis, salles de gymnastique, bibliothèques etc. Le bâtiment était protégé par 124 gardes, 34 pompiers et entre 15 et 23 portiers. On y comptait 49 ascenseurs.

Le premier à y habiter – à tout seigneur tout honneur – fut son architecte, Boris Iofan, qui fut aussi celui du Pavillon soviétique à l’Exposition universelle de Paris en 1937. Il occupa l’appartement 426 au 11e étage avec femme et enfants. Sont aussi locataires, parmi d’autres, Nikita Khrouchtchev, alors premier secrétaire du Parti à Moscou, Mikhaïl Koltzov, correspondant de la Pravda, notamment en Espagne pendant la guerre civile, Serguei Mironov, chef du Guépéou, Osip Piatniski, secrétaire du Komintern, Naum Rabichev, directeur du musée Lénine, ou encore Boris Zbarsky, embaumeur et responsable du mausolée Lénine. Sans oublier Nicolaï Ostrovsky, l’auteur de ce Bildungsroman de la Révolution russe que fut Et l’acier fut trempé (1932), dont le héros dit un jour à sa mère : « Maman, j’ai fait vœu de ne faire l’amour avec aucune fille aussi longtemps que la bourgeoisie n’aura pas été éradiquée de la surface de la terre », une phrase improbable qui ne peut être comprise qu’à l’aune de l’enthousiasme et des espérances sans limite de la première génération soviétique.

Yuri Slezkine, The House of Government. A Saga of The Russian Revolution

Le projet de Maison des Soviets par Boris Iofan (1931-1933)

La surface du logement, son emplacement et l’étage où il se trouvait correspondaient à la position de son occupant dans le Parti ou dans le gouvernement. Un changement de fonction pouvait donc être l’occasion d’un déménagement. Slezkine suivra la destinée de ces locataires privilégiés sous tous les aspects de leur vie quotidienne. Décrivant l’intérieur des appartements, la façon de s’habiller, de se coiffer, de manger, de recevoir, de ses habitants, s’introduisant dans leur vie privée et sentimentale à partir de cette manne de l’historien que sont les journaux intimes et la correspondance, et même leurs archives médicales, Slezkine nous les rend proches, émouvants ou répugnants (son portrait de Karl Radek est assassin, celui d’Arosev, poignant). C’est ainsi qu’on apprendra qu’en 1924 nombre de vieux bolcheviques firent des demandes de bons de séjour pour aller à Kislovodsk ou dans un autre sanatorium. Épuisés par la Révolution et les années de guerre civile, beaucoup avaient succombé à la dépression. (La mort de Lénine, la même année, n’en fut probablement pas la seule cause quand on sait qu’à partir de 1924 tout espoir d’une révolution en Allemagne fut définitivement enterré, ce que ne remarque pas Slezkine, dévoué à la seule Union soviétique [2].)

Les bolcheviques pratiquent l’endogamie, les familles se décomposent et se recomposent, l’esprit libertin de la Révolution règne encore et, la crise du logement aidant, il n’est pas rare que cohabitent première et seconde épouses, enfants de différents lits et enfants adoptés qui sont nombreux. Accompagnés de leur gouvernante, ces derniers vont au parc Gorki qu’ils adorent notamment pour ses ateliers de bricolage de postes de radio et autres objets-culte du progrès technique. Koltzov, qui a adopté le fils d’un communiste allemand, écrira même un livre qui eut un grand succès, Hubert au pays des merveilles, tellement Hubert était fasciné par le parc Gorki et tout ce qu’il voyait en Union soviétique. À lire la description des activités des enfants dans la maison du gouvernement, on ne peut que penser que, si elle fut brève, l’enfance de la progéniture de la nomenklatura fut une enfance de rêve, entre leçons de tennis, lectures de poésie et parties de jeu au cosaque et au voleur.

Yuri Slezkine, The House of Government. A Saga of The Russian Revolution

La construction du mausolée de Lénine

Au début des années 1930, on mène encore la belle vie dans la maison du gouvernement. Citant de longs passages de la correspondance amoureuse conservée dans les archives ou mise à sa disposition par les petits-enfants, Slezkine montre combien le même amour pour le Parti réunit les couples. Les hommes travaillent énormément et les dîners se passent généralement sans eux. Ils ne se fréquentent guère en dehors des heures de travail, mais sortent beaucoup, vont régulièrement avec leurs épouses au concert et au théâtre et font la fête les 7 novembre (anniversaire de la Révolution) et le 1er mai (fête du travail). De la famine qui sévit alors en Ukraine, et davantage encore semble-t-il au Kazakhstan, ils n’ont que des échos, même si souvent leurs domestiques sont originaires de régions sinistrées qu’elles sont parvenues à quitter. (On sait que Roman Terekhov, le secrétaire du Parti de la région de Kharkov, fit le trajet jusqu’à Moscou pour décrire personnellement la situation à Staline qui le traita d’excellent conteur… Dans ses souvenirs, la femme de Mironov, en villégiature au bord de la mer d’Azov où le Guépéou avait un sanatorium, dit : « Nous étions une minuscule île dans une mer de famine ».)

Survinrent l’année 1937 et la paranoïa galopante du régime. Certes, au plan international, l’Union soviétique était entourée d’ennemis extérieurs, mais désormais les purges allaient viser l’ennemi intérieur qui se dissimulait parmi les membres du Parti. Ces derniers, et avant tout les anciens bolcheviques, en furent les premières victimes, suivis par le commun des mortels sans distinction ou presque dès lors que le système de quotas d’arrestations fut instauré. Slezkine ne nous assène pas de chiffres à la manière dont, souvent, les historiens de l’Union soviétique procèdent. En un sens, il fait pire : il montre, sources mémorielles à l’appui, comment les artisans des purges étaient intimement convaincus qu’ils avaient des ennemis du peuple devant eux, des traîtres masqués et qu’ils faisaient leur devoir en leur extorquant des aveux. À partir de 1937, la maison du gouvernement fut donc régulièrement le théâtre d’arrestations nocturnes et d’expulsions. Issus de la division et de la subdivision des vastes logements, des appartements communautaires accueillirent grand-mères, enfants, bonnes et femmes des dirigeants arrêtés, ces dernières attendant généralement d’être appréhendées à leur tour. Les enfants restaient auprès de parents épargnés par les purges ou bien allaient à l’orphelinat, ceux d’entre eux qui avaient plus de 15 ans pouvant être également arrêtés. Selon sa fille, alors qu’il prévoyait l’imminence de son arrestation, le vieux bolchevique Arosev, qui avait commandé l’insurrection de Moscou en 1917, fit appel à son ami Molotov, le plus proche associé de Staline. Lorsqu’il parvint à le joindre, Molotov lui aurait chuchoté d’une voix étranglée : « Veille à ce que quelqu’un veille sur les enfants », puis aurait aussitôt raccroché. Arosev fut condamné (et exécuté) par Staline et Molotov. Peu d’habitants de la maison du gouvernement se suicideront, à l’instar de Radichev, directeur du musée Lénine qui se tira une balle dans la tête au lendemain du 13e anniversaire de la mort de Vladimir Illitch, après avoir prononcé son discours.

Bien plus glaçants que les chiffres sont à nouveau les souvenirs exhumés par Slezkine dans les journaux intimes et les correspondances. Serguei Mironov, ce chef de la police politique qui traqua jusqu’aux bouddhistes de Mongolie et lança la procédure de la « troika », tribunal à grande vitesse pour expédier au plus vite les procès, vécut à son tour dans l’angoisse de son arrestation. Sa femme, à qui l’on doit ces souvenirs, raconte qu’en janvier 1939, après avoir été invité au banquet du Nouvel An au Kremlin et trinqué avec Staline, Mironov se barricada dans son appartement, hésitant à se suicider (cela aurait pu être interprété comme un aveu de culpabilité !), puis disparut dans la nuit et la neige. Arrêté, il fut exécuté un an plus tard aux côtés du dramaturge Meyerhold, de l’écrivain Isaac Babel, du journaliste Mikhail Koltsov et probablement de son propre interrogateur, bourreaux et victimes confondus.

Yuri Slezkine, The House of Government. A Saga of The Russian Revolution

Après la guerre, la maison du gouvernement, dont environ 30 % des premiers habitants avaient disparu et dont le nombre d’appartements était passé de plus de 500 à moins de 400, était occupée par une génération d’enfants ayant grandi sans parents, auprès de grands-mères le plus souvent. De nouveau, on réserva les beaux appartements des étages élevés à la nouvelle nomenklatura. C’est ainsi que Roman Rudenko, le procureur soviétique des procès de Nuremberg, occupa le bel appartement de Boris Zbarsky, lequel n’avait pu embaumer Staline à sa mort en 1953, comme il avait embaumé Lénine, puis Dimitrov à Sofia, pour cause d’arrestation en tant que médecin juif ayant participé au complot des « blouses blanches » pour l’assassiner. Libéré, il reçut néanmoins un nouvel appartement dans la maison du gouvernement, mais pas aussi beau que le précédent.

Au terme de cette saga où l’on ne s’ennuie jamais, revenant sur sa thèse centrale, Slezkine pointe ce qui, et ce sera sa conclusion, fait la différence entre le bolchevisme et les autres millénarismes comme le christianisme et l’islam. Il s’agirait, dit-il, du phénomène d’une seule génération, la transmission n’ayant pas été assurée. Une fois adultes, les enfants qui avaient grandi dans la maison du gouvernement vénèreraient toujours leurs pères, voire respecteraient leur croyance, mais ne la partageraient pas. Élevés dans le culte de la littérature russe classique, ils ignoreraient Marx.

A priori, on lui donne raison. Pourtant, ironie de l’histoire, en ce mois de septembre 2017, autre façon de commémorer Octobre, sort en Allemagne la réédition dûment annotée (800 pages) du Livre 1 du Capital par Thomas Kuczynski, fils biologique et spirituel du grand historien économiste marxiste, patriarche des sciences sociales en RDA, Jürgen Kuczynski (1904-1997). Thomas Kuczynski, qui fut directeur de l’Institut d’histoire économique auprès de l’Académie des sciences de RDA, a repris le projet de l’Institut Marx-Engels de Moscou, abandonné en 1931, dont le but était la comparaison de toutes les éditions en différentes langues du Capital. Un travail phénoménal qui lui prit probablement encore plus de temps qu’à Slezkine pour écrire sa saga, et qu’il vient donc d’achever [3]. Ce qui, d’ailleurs, nous remet en mémoire que la révolution n’aurait pas dû être russe, mais allemande, et on se prend à rêver, bien que cela ne soit plus de saison, que, sait-on jamais, deux catastrophes auraient pu alors être évitées.


  1. La version française est prévue fin septembre aux éditions de La Découverte sous le titre La maison éternelle. La présente recension a été faite à partir de la version anglaise.
  2. Cf. Bernhard Bayerlein (ed), Deutscher Oktober 1923. Ein Revolutionsplan scheitert, Aufbau, 2003.
  3. Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie. Erster Band. Réédition comparée et annotée par Thomas Kuczynski, VSA-Verlag, 2017.
Jean-Yves Potel avait rendu compte dans notre numéro 29 de deux ouvrages qui abordaient également la Révolution russe.

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