La nouvelle : genre majeur

L’extraordinaire richesse de la création d’Annie Saumont peut-elle se donner à lire mais aussi à entendre en un peu moins de cinq cents pages ? Souvent considérée comme la plus grande nouvelliste française, Annie Saumont, qui est aussi une traductrice majeure du XXe siècle, morte à près de quatre-vingt-dix ans au début de l’année 2017, est l’auteure de plusieurs centaines de nouvelles (elle s’est laissé tenter par le roman, forme qu’elle a très vite, et avec raison probablement, délaissée). Quasiment une vingtaine de recueils ont été publiés chez Julliard. Et Florilège, préfacé par Josyane Savigneau qui admire particulièrement le travail de la nouvelliste, permet au lecteur qui n’est pas forcément versé dans la forme brève de découvrir une auteure hors du commun.


Annie Saumont, Florilège. Préface de Josyane Savigneau. Julliard, 428 p., 21 €


On est frappé, en lisant Florilège, de la force dont Annie Saumont charge chacune de ses nouvelles. Le sens du détail, généralement souligné et loué dès qu’il s’agit d’évoquer la forme brève, est une des qualités indéniables de ses textes. L’auteure fait parler ses personnages, et tout en les faisant entendre elle sait exactement quel élément, passé inaperçu pour le commun des mortels, mettre en avant, élément associé au discours, mais aussi à l’histoire, car il y a bien une histoire à chaque fois. La variété des situations et des thèmes est impressionnante, tout comme celle des milieux et des périodes du XXe siècle qui sont abordés, sans pour autant qu’il y ait éparpillement. Car l’unité demeure, celle d’une rare acuité. C’est sans doute dans le parfait alliage de ces différents éléments que réside la réussite de chacun des textes d’Annie Saumont.

Mais qu’est-ce qui fait la réussite d’une nouvelle ? Il ne s’agit pas de rappeler ici les différentes reconnaissances institutionnelles qu’a reçues l’œuvre d’Annie Saumont (avec entre autres le Goncourt de la nouvelle en 1981) ; il s’agit plutôt de souligner que chacun des textes que nous lisons constitue une expérience unique et particulière couronnée par une émotion. Et le succès est alors tout intérieur, lié à la rencontre entre deux intimités, celle du lecteur et celle(s) que l’auteure parvient totalement à faire voir et entendre, et ce sans aucune plongée dans l’intériorité des personnages, sans analyse psychologique ou explication surplombante, voire péremptoire.

Annie Saumont, Florilège

Annie Saumont © Jean-Luc Bertini

La profondeur de chacun des personnages, et de son histoire, est rendue en quelques mots, et la densité de la nouvelle est liée à la parcimonie avec laquelle l’écrivain raconte, à son art de ménager une chute toujours percutante, parfois déstabilisante, qui enjoint au lecteur de relire, d’interpréter différemment, de réfléchir. Écriture « minimaliste », lira-t-on parfois au sujet d’Annie Saumont. Sans doute, en partie, dans ces voix qui résonnent aux oreilles du lecteur attentif et sensible : l’auteure s’approprie la langue des personnages qu’elle met en scène, et modèle sa propre langue pour la faire entendre. Sous des apparences de simplicité, la langue d’Annie Saumont est travaillée à l’extrême. Torsions et distorsions, structures paratactiques, ponctuation revisitée, usages des pronoms personnels toujours renouvelé, elle rend immenses tous ces minuscules auxquels elle prête voix. L’enfance est privilégiée dans les nouvelles que réunit ce Florilège, mais pas seulement. La traductrice de L’attrape-cœur de J. D. Salinger sait à la perfection rendre naturel le parler de chacun, dans toutes ses nuances et ses aspérités. Comme ce début de « L’escapade » d’un groupe d’enfants : « Alors comme la mère à Josef elle est morte et que toujours elle disait tu me tues avec tes histoires on a pensé que nous aussi on allait bien finir par tuer nos mères et c’est pour ça qu’on est partis, sans faire d’histoires. » Sauf que, bien entendu, il y a toujours une histoire.

Enfants, vieillards, hommes, femmes, Annie Saumont dit la manière dont un détail, un non-dit, une absence, changent le cours d’une vie; elle peint la désillusion et l’angoisse avec une pudeur qui les rend encore plus frappantes. Le silence dans ces nouvelles s’entend de manière assourdissante, celui du faux pas, du renoncement, de l’oubli ou encore du hasard. Lequel, bien souvent, flirte avec la simplicité tragique de l’existence. Il n’y a pas de sujet léger, tout comme il n’y a pas de détail qui ne compte pas chez Annie Saumont. Et c’est sans doute pour cela qu’elle nous tue, avec ses histoires.

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