Dialogue avec la mer et le vent

Ne tournons pas autour du pot. On ne lit plus guère Algernon Charles Swinburne (1837-1909), poète victorien qui commença sa carrière par un succès de scandale. On a tort car, s’il fut l’homme des conjonctions paradoxales – tour à tour maudit et conformiste, ardemment républicain et tristement réactionnaire, poète de la Nature et poète des livres, écrivain « excédant », ainsi que le dirait Georges Bataille, et écrivain épuisé, au sens d’un John Barth et de sa « littérature de l’épuisement » –, Swinburne sut incarner, hélas souvent au risque de la saturation, de quoi il retourne en poésie.


Algernon Charles Swinburne, Poèmes choisis. Trad. de l’anglais par Pascal Aquien. José Corti, 176 p., 20 €


Swinburne ou l’homme par qui le scandale arriva, en 1866, avec la parution des Poems and Ballads. À mots à peine couverts, saphisme, sadomasochisme, athéisme et autres « perversions » s’y donnent libre cours, au grand dam des bonnes âmes. Lui que sa famille surnommait le « Goéland », et qui fut caricaturé en ara par la presse du temps, en raison de sa flamboyante chevelure rousse, se voit traité de Swineborn (« porc-né »), voire de Sinburn (« brûlure du péché ») ! C’est qu’après avoir travaillé à se faire grec et païen, Swinburne s’était voulu français et libertin, empruntant pour ce faire à Villon, Sade, Gautier, Baudelaire, Hugo, Mallarmé (avec qui il correspondit brièvement). Son « Palais de Pan » a des accents d’« Après-midi d’un faune ». Il n’oublia cependant jamais d’être anglais, éprouvant pour la flagellation, pratiquée à Eton et qu’on qualifiait de « vice anglais » (Mario Praz), une attirance sans borne, qui fit que jouissance chez lui rima longtemps avec souffrance. Mais c’est oublier que sa vraie patrie est ailleurs.

Élémentaire, voire primitif, Swinburne dialogue avec le vent, qu’il « somme », enjoint, apostrophe, avec lequel il prend langue (A Word with the Wind), et dont il voudrait, tel un Shelley qu’il admira longtemps, s’approprier la puissance de préservation et de destruction. Avec la mer, l’entretien est infini : il se jette dans l’onde avec l’espoir d’en rejaillir vivant. Ses thèmes sont inusables – l’écume des jours, l’usure des choses et des sentiments, l’érosion du temps. Du chant, il fait le cœur battant de sa poésie (« Leçon de chant »). Un chant, un mélos, en tous points accordé à la raison d’être du poème, qui est de fabriquer du ressemblant, de générer de « l’être-comme ». Le propre de la poésie, nous rappelle Michel Deguy, tourne autour de la question de la ressemblance – ce qu’un poème comme « Match » exprime à la perfection : « Si l’amour était semblable à la rose, / Et si j’étais comme une feuille », ou bien encore : « Si j’étais semblable aux paroles, / Et si l’amour était mélodie », et ainsi de suite. Match, traduit ici par « Alliance », alors que l’anglais dispose du Covenant de la Bible à cet effet, est l’emblème de la mise en relation, de l’équivalence avidement recherchée.

Tel un paon devant un miroir, il fait la roue : à l’extériorité du grand large succède la possibilité d’une île cette fois tout intérieure : inland island. Adossée à la rime interne, qui se veut l’écho d’un écho, la paronomase en miroir renvoie à une poésie éprise d’elle-même, et ce jusqu’au vertige, jusqu’à en perdre la tête. Une poésie du retrait progressif d’avec la réalité des choses, à commencer par la matérialité des lieux : la côte du Nord-Est de l’Angleterre, si souvent prise comme prétexte à broder sur le motif de la ruine et du waste, devient sous sa plume ce « territoire du vide » arpenté par Alain Corbin, dont la signification est bien plus métaphysique que touristique. Le néant attire Swinburne, et c’est autour du gouffre qu’il tourne, perpétuellement ramené sur les rives d’un désir inassouvi. Toujours il rêva d’une mer amère, néanmoins voluptueusement aimée, d’une mère aimante en qui se fondre et s’abîmer. Ses lieux d’élection se nomment lisières, rivages, no man’s land, clairières, bords de mer et fins de terre, à l’image de ce « Jardin abandonné » en butte à une mystérieuse déréliction. Le trajet pour y parvenir est jonché d’obstacles, et c’est à bout de souffle qu’on y découvre l’ambivalence de la formule figurant sur le tableau de Poussin, Et in Arcadia Ego. Énigme de l’arrivée que redouble le meurtre dans un jardin anglais, « Sur le claveau de la falaise entre basse-terre et haute-terre ». Se donnant sans tabou ni réserve, pour mieux célébrer l’abandon, le manque et le délaissement, tel fut, dans ses contradictions et ses co-existences, le mouvement swinburnien.

Un mouvement de flux et de reflux, calqué sur le rythme des marées, qui se porte, ou plus exactement se déporte, vers le tête-à-tête du poète avec la langue. Ne finissent plus par compter que le langage et ses ressources incantatoires, donnant lieu à autant de pièges, de facilités, mais aussi de réussites éclatantes. C’est peu de dire que la lettre, chez Swinburne, est « chargée » : adjectifs composés en pagaille ; suffixes et préfixes à foison, privatifs pour la plupart ; allitérations assommantes ; assonances non moins insistantes ; répétitions en vagues successives ; formes progressives abusivement envoûtantes… Une telle mobilisation de l’arsenal de la poéticité entendue pour elle-même va bien au-delà de la doctrine de l’art pour l’art à laquelle Swinburne sacrifia, comme nombre de ses contemporains.

Algernon Charles Swinburne, Poèmes choisis, José Corti

Algernon Charles Swinburne par Robert M. B. Baxter (1909)

Elle s’interprète plutôt à la lumière d’un tropisme dépensier, celui-là même que Georges Bataille choisit de réhabiliter : « Le mouvement que j’étudie, celui de l’énergie excédante, traduit dans l’effervescence de la vie », écrivait-il dans « La notion de dépense », en prélude à La part maudite. Assurément hypertrophiée, l’exubérance verbale que pratique Swinburne est une anti-économie (entendue comme « thrift »). Là, bien plus que dans les visites au bordel ou les cuites carabinées qui ont tant fait pour noircir sa légende, se situe la vraie débauche swinburnienne, la seule ivresse qui vaille, du reste. Prodigue d’elle-même, sa poésie consacre à perte de vers ce que la Beauté a de gratuit. À tout prendre, son œuvre témoigne, à la puissance n, de ce que « produit » un poète, lorsqu’il tire des choses « une quantité de langage insensée », pour parler cette fois comme Denis Roche. Insensé, excédant entendement et mesure, le mot est juste, quand il s’applique au très peu résistible flux dans lequel Swinburne nous immerge, un flux pourtant canalisé par le mètre, la disposition strophique, la prédilection pour les contraintes formelles. Rien de tel, par exemple, qu’un sonnet ou un rondeau pour faire tourner le motif à vide, et toucher du doigt le différentiel entre la minceur du sujet et la promptitude du dispositif (device) à s’emballer, à « produire » du langage à ne plus savoir qu’en faire.

Swinburne ne craignait manifestement pas d’user son talent jusqu’à la corde, tant la consommation, chez lui, faisait bon ménage avec la consumation. Inlassablement, il reprenait ses propres thématiques, répétait ses mots fétiche, au service d’une sempiternelle reprise, au sens philosophique d’un Kierkegaard ou d’un Nietzsche avec son « éternel retour ». Plus prosaïquement, cette fois, il ne cessait de repriser, comme autant de bas de laine, ses poèmes à la trame de plus en plus lâche et émaillée. Allongement du vers, desserrement de l’étreinte du mètre, alanguissement généralisé, allègement des accents toniques jusqu’à ce que, asymptotiquement, la courbe tende vers le silence – telles étaient les stations par lesquelles passait et repassait sa plume.

Confrontés à de tels défis, les traducteurs, même les plus talentueux, ont fort à faire et refaire. Pascal Aquien ne fait pas exception à la règle. De son édition, il signale qu’elle est entièrement « revue », par rapport à la précédente, également parue chez Corti, en 1990. Sur le métier, il lui a fallu remettre son ouvrage, qu’il connaît pourtant sur le bout des doigts. C’est que la langue swinburnienne a quelque chose de diabolique, qui ne cesse de piéger qui veut la saisir ou même l’approcher. Labile, voire fuyante, elle est toujours au bord de se perdre en ses nuances et ondoyances. Que la traduction révisée soit à même de multiplier, à son tour, les bonheurs d’écriture est donc à porter au crédit d’Aquien. Refusant tout laisser-aller, quand bien même la tentation d’y céder serait forte, il entend proposer une version aussi tenue et maîtrisée que faire se peut. À ce qui se dénoue dans la strophe finale de The Forsaken Garden, le texte français rend assez spectaculairement justice :

« Jusqu’à ce que monte la lente mer et croule la falaise vertigineuse,

            Que les gouffres profonds engloutissent terre-plein et prairie,

Que les vagues puissantes et les hautes marées écrasent

            Les champs qui s’amenuisent, les rochers dévorés.

Ici triomphe, quand tout chancelle,

            Étendue sur les dépouilles par elle déployées,

Telle une déesse immolée de sa main sur son étrange autel,

            La mort qui gît morte. »

Les falaises peuvent s’ébouler, les flots se briser sur la grève, Swinburne demeure, tel « un amer dans les courants du temps ».

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