Rodin en mouvement

Sur la couverture, la préposition avec est écrite en petites lettres, à côté du nom de Rodin, plus massif, imposant. Et pourtant on tiendra compte de ce avec. Comme Maurice Jaubert, comme Piero et Vallotton, Rodin accompagne Maryline Desbiolles : il lui montre un chemin sur lequel la romancière vagabonde, à son ordinaire. D’où un livre léger et imprévisible, même si le cadre de la biographie tente d’imposer sa chronologie.


Maryline Desbiolles, Avec Rodin. Fayard, coll. « Des vies », 210 p., 18 €


Rodin était sur la route de l’écrivaine, elle en est pourtant étonnée : « La liberté de Rodin ne me guide pas, elle me désoriente au contraire, et je fais confiance à l’euphorie que j’ai à m’égarer. » Une euphorie propre à tous ses livres, comme Dans la route ou Je vais faire un tour, qui la voient aller dans la campagne savoyarde de ses origines, ou dans l’arrière-pays niçois de son présent. Mais la marche de Rodin, celle qui anime ses statues, est autre. Le sculpteur regarde souvent vers le ciel, vers les sommets, vers les figures qui, tout en haut des cathédrales, le conduisent à chercher. Ainsi le lecteur marche-t-il lui aussi les yeux levés, du moins il essaie. Et Maryline Desbiolles essaie souvent. Ce verbe, comme « tenter », revient de nombreuses fois dans le texte. Écrire, comme faire de la sculpture, c’est chercher le mouvement, l’élan. Lesquels sont souvent à l’origine de l’œuvre de Rodin.

Mais partons de repères, trouvons un fil qui nous conduise. La biographie par exemple, bien que l’auteure y résiste : « Rodin est inconnu, Rodin est un inconnu, il ne faut pas perdre cela de vue, il ne faut pas tenter de cerner le personnage sous peine de l’étouffer, de l’étriquer comme une peau de chagrin ». Alors, allons vite. Rodin nait à Paris, dans le quartier du Panthéon. Il est frêle et myope. Il a du mal à apprendre à lire. Il n’étudiera jamais, sinon en regardant. Nous y reviendrons. Il connait la Commune, est réfractaire à tout engagement politique, contrairement à Courbet. Il côtoie Clemenceau, dont trois bustes, comme trois épreuves ou moments, sont dans une salle du musée à son nom. Le voyage en Italie l’impressionne, et notamment la découverte des Michel-Ange à Florence : « Florence enfin, le beau temps, le paradis terrestre, les montagnes vertes violettes bleues, vertes violettes bleues sans virgules, comme s’il s’agissait de touches de peinture juxtaposées ».

Il se lie avec Monet, et tous deux s’estiment et dialoguent, de belle façon. Il est également lié à Mirbeau. Et prend le jeune Rilke comme secrétaire. On lui sait des amours intenses, dont Camille Claudel, « âme forte et troublée » selon les mots de l’auteure, ou Helene von Hindenburg, avec qui il correspond, lui écrivant à L’Ardenza, hameau près de Livourne, mais il ne quittera jamais Rose Beuret, son épouse. Il meurt pendant la guerre de 14-18. Il partage avec Apollinaire le goût des avions, a l’intuition d’un monde à naitre ; les dernières salles du musée, alliant l’Antiquité grecque et certaines œuvres auxquelles il travaille, le montrent : « je sens que travailler, c’est vivre sans mourir », la phrase est belle qui dit l’immortalité.

Marilyne Desbiolles, Avec Rodin, Fayard

Et puis il y a des admirations qu’il exprime dans son travail silencieux. Oui, sans bruit, sans outil, dans la paix de Meudon ou de l’hôtel Biron. Celle pour Balzac dont la statue, vue et revue par Maryline Desbiolles, passant le carrefour Vavin, est comme un emblème. On le critique, on l’attaque pour cette œuvre dont les états sont nombreux, comme s’il y avait plusieurs Balzac. Avec Hugo, c’est plus délicat, ne serait-ce que parce que l’auteur des Voix intérieures ne se laisse guère observer, arrêter dans son élan à lui. Entrer dans son cercle est difficile ; Rodin parvient toutefois à le représenter. On pourrait multiplier les exemples et la lecture de ce Avec Rodin constitue un excellent guide lors d’une visite du musée. Les nombreuses statues présentées par l’auteure le sont dans un geste comparable à celui de Ponge face aux objets ou aux œuvres, dans son Atelier contemporain : la phrase doit rendre une unité : « Tout est lié, les dessins, les sculptures, les sculptures entre elles, l’œuvre de Rodin met à mal la chronologie, les histoires bien ficelées avec un début et une fin, mais elle invente une autre trame, un autre dessein, éclaté, proliférant, mais un dessein. J’essaie de m’en inspirer. »

Le dessein est peut-être dans la main. Une image revient, qu’on pourrait dire métonymique, puisque la main est aussi le corps, une partie qui rassemble, unifie. Ou pour prendre une autre image qui revient et d’abord chez Rodin : « le nid des choses ». Cette forme dont sortent les figures est omniprésente. Et Maryline Desbiolles, rappelant qu’elle travaille à côté de l’atelier du sculpteur qui est aussi son compagnon, y revient par un détail. Le sculpteur, à table, façonne la mie de pain. Signe d’impatience, désir de retourner au travail. Cette même mie de pain, elle apparait chez Rodin. C’est le premier geste. C’est la main qui voit, qui est l’organe de la préhension, de la compréhension. Mais elle accompagne ces yeux avec lesquels il a appris, sans aller à l’école (ou si peu) : « Où ai-je compris la sculpture ? Dans les bois en regardant les arbres ; sur les routes en observant la construction des nuages ; dans l’atelier en étudiant le modèle ; partout excepté dans les écoles. »

Rodin est en mouvement et aime le mouvement. Il l’aime dans la danse, qu’elle soit celle de Loïe Fuller, d’Isadora Duncan ou de Nijinski qu’il défend contre ceux qui sont choqués par le danseur. Il l’aime chez les danseuses khmères dont la délicatesse du geste le bouleverse. Le sachant, on regarde autrement des œuvres qui semblent inachevées et qui ne peuvent être finies : c’est notamment le cas de La porte de l’Enfer, jamais terminée et pourtant si forte. Voilà sans doute pourquoi Maryline Desbiolles parle de Rodin comme d’un voyant selon une catégorie grammaticale qu’on néglige et qu’elle met en lumière : « Il n’est pas voyeur, il est voyant et non pas doué de seconde vue ou devin, mais voyant, adjectif verbal du verbe voir, qui dit un état durable, une qualité permanente. Je vais vers le silence de Rodin, décapant avec lui jusqu’au sens des mots, réduisant à leur plus simple expression les mots trop bruyants. »

Rodin, l’inconnu, a une postérité. Bacon peint avec lui et Anselm Kiefer peint sur la pierre en songeant aux cathédrales et aux superbes aquarelles de celui qui a transformé la sculpture. En ce moment, on peut les regarder ensemble, le vieux maitre et son disciple lointain, au musée installé dans l’hôtel Biron. Belle façon de rester avec Rodin.

À la Une du n° 31