Un joyau freudien oublié

Que l’on y prenne garde, cet opuscule ne relève pas de ces fonds de tiroirs destinés à assainir les finances d’un éditeur. Il s’agit d’un texte découvert dans les archives de l’ambassadeur américain William C. Bullitt par l’historien Paul Roazen, texte dans lequel Freud présente avec une grande clarté une synthèse de la théorie psychanalytique, qui clarifie notamment la question de l’homosexualité, sa genèse et ses diverses modalités.


Sigmund Freud, Abrégé de théorie analytique (1931). Texte inédit. Trad. de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre. Présentation d’Élisabeth Roudinesco. Points, 80 p., 6,50 €


Le prétexte à ces quelques pages demeurées inédites jusqu’en 2006, date de leur première publication en Allemagne, puis en Italie, c’est le souci de Freud d’apporter quelques fondements au célèbre Président T.W. Wilson : Portrait psychologique qu’il signa avec Bullitt bien que, selon ses héritiers, il n’ait collaboré qu’à l’introduction du livre. Quoi qu’il en soit, ces pages qui nous arrivent aujourd’hui, si elles ont certainement aidé Bullitt à structurer son entreprise, ne furent pas insérées dans l’édition finale, par crainte, semble-t-il, de choquer le public américain.

Dans sa présentation, Élisabeth Roudinesco s’attache surtout à cerner le cadre historique de ce texte : le traité de Versailles, œuvre des Alliés, France, Angleterre et États-Unis, vainqueurs de la Première Guerre mondiale, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il mettait à genoux économiquement et territorialement le vaincu, c’est-à-dire l’Allemagne. À la différence du Français Clemenceau, artisan d’une politique revancharde à l’égard de l’Allemagne, et du président Wilson qui se prenait pour le Messie sans rien connaître de l’Europe et devait se révéler incapable de modérer l’ardeur destructrice de ses alliés, ils furent quelques-uns, dont l’économiste John Keynes, à lancer des cris d’alerte pour tenter d’attirer l’attention sur le caractère inique de ce traité. L’histoire allait montrer que, avec les répercussions de la crise économique de 1929, cette véritable humiliation de l’Allemagne constituerait la litière du nazisme. Si Bullitt était de ceux qui trouvaient plus que désolante l’attitude de Wilson à Versailles, Freud, et c’est cela qui l’avait conduit à accepter de participer au travail de Bullitt – bien plus, selon nous, que cet « anti-américanisme primaire » sur lequel insiste Élisabeth Roudinesco –, s’intéressait plus encore aux fondements psychiques de cette passivité qui venait redoubler une ignorance géopolitique grave pour un homme investi d’un pouvoir de premier ordre.

Sigmund Freud, Abrégé de théorie analytique, Points-Seuil

S’agissant de la théorie analytique, Freud, on l’a noté, se centre dans ce bref texte sur les divers aspects du devenir de la sexualité humaine tout au long du développement d’un sujet et sur les divers facteurs susceptibles de conduire à l’homosexualité, masculine plus précisément. On laissera ici de côté l’historique de cette question et les débats et conflits dont elle a fait, et fait encore aujourd’hui, l’objet tout au long de l’histoire du mouvement psychanalytique – on en trouvera un rappel aussi utile que détaillé dans l’entretien d’Élisabeth Roudinesco avec François Pommier paru dans la revue Cliniques méditerranéennes, n° 65, 2002.

Ne se départant jamais de cette prudence qui lui permet de bien délimiter le territoire de la psychanalyse, Freud souligne la personnalité complexe, changeante et quasi insaisissable de l’homme politique américain, prévenant ainsi qu’il ne s’agira pas, dans le livre projeté avec Bullitt, d’une analyse, au sens psychanalytique, du personnage : « nous ne pouvons pas nous permettre de qualifier notre travail de psychanalyse de Wilson. Il s’agit d’une étude psychologique appuyée ni plus ni moins sur le matériau auquel nous avons eu accès, nous n’avons pas de prétention plus ambitieuse ».

C’est bien plutôt la passivité et l’instabilité du président américain qui retiennent son attention. L’être humain, rappelle Freud, se caractérise d’abord comme étant mû par une force, la libido, énergie de la pulsion sexuelle. Celle-ci s’investit initialement dans le narcissisme, c’est-à-dire l’amour de soi, observable chez le nouveau-né, tout entier accaparé par son corps propre et ses besoins ; puis, stade suivant qui s’articule non sans contradictions et conflits internes avec le premier, dans l’amour d’objet. Deuxième théorème, la bisexualité de  l’être humain, qui veut que l’on trouve chez tout individu des éléments de masculinité et de féminité dans lesquels la libido au stade de l’amour d’objet va s’investir de manière variable et inégale, produisant une dominante masculine ou féminine, ce qui ne veut absolument pas dire – Freud est en lutte contre toute forme de déterminisme mécanique – que, si chez un homme le niveau de féminité dépasse sa masculinité, il sera « condamné » à être un homosexuel, le choix d’objet de sa libido prenant telle ou telle direction en fonction des événements qui auront scandé son enfance : « Un homme très masculin peut, tout en conservant complètement sa masculinité, évoluer vers l’homosexualité, de telle sorte que ce faisant il n’aura pas changé son caractère mais simplement celui de son objet ».

Freud articule ces premières données avec ce qui va ponctuer le développement de l’individu, la phase œdipienne, la dualité pulsionnelle – Éros et Thanatos –, les identifications, les processus de sublimation, les rapports toujours difficiles entre le moi et le surmoi et notamment cette figure dans laquelle celui-ci s’incarne souvent, le père. C’est sur ce point que Freud effectue quelques hypothèses plus précises s’agissant du président Wilson, cherchant notamment à éclairer son identification au Christ et, au-delà, proposant quelques pistes permettant de comprendre la force d’implantation du christianisme dans l’histoire : « Jésus -Christ est justement la réconciliation la plus parfaite de la masculinité et de la féminité », et ce processus d’identification au Christ permet aux hommes de s’extraire du conflit avec la figure paternelle que bien souvent ils ne sont pas parvenus à dénouer. Sans développer ici le raisonnement freudien, on peut deviner qu’il y avait là de quoi heurter le puritanisme nord-américain et comprendre pourquoi ce texte dense ne figure pas dans la version finale de l’ouvrage, qui ne paraîtra lui-même qu’en 1966, Freud ayant recommandé que cette publication n’ait pas lieu du vivant de la veuve du président Wilson.

À la Une du n° 31