La porte fermée des choses

Laurent Albarracin est un poète qui interroge les choses en liant intimement le sensible et la métaphysique. Il a publié une vingtaine d’ouvrages chez différents éditeurs, dont Flammarion pour Le Secret secret. Dans ce nouveau livre, Cela, aux éditions Rougerie, il poursuit son exploration du réel, avec la part d’innommable que celui-ci recèle. Il a par ailleurs publié deux études, aux éditions des Vanneaux, sur Pierre Peuchmaurd et Louis-François Delisse, poètes qu’il faut absolument découvrir ou redécouvrir.


Laurent Albarracin, Cela. Rougerie, 63 p., 12 €


Ce que nous appréhendons par nos sens, aussi affinés soient-ils, n’est qu’une partie de la réalité : nous ne voyons pas le monde tel qu’il est mais tel que nous sommes. Et même ce que nous sommes reste une énigme à notre propre conscience, pour peu qu’on plonge dans les recoins les plus cachés de notre pensée et de nos émotions. Sans doute la question ne se poserait-elle pas si nous n’avions pas le langage, si nous n’avions pas les yeux « décillés » pour avoir mangé du « fruit défendu » du langage. Mais la parole est là, nous n’y pouvons rien. En nommant les choses, nous les déplaçons, nous les transposons dans la langue, nous les transformons en êtres du langage, mais la réalité ne se laisse pas faire aussi aisément. Elle résiste, refuse de se laisser traiter en simple objet linguistique. La chose est une chose selon le nom, mais elle est aussi autre chose selon la chose, et cette part-là est inaccessible, innommable. Comme l’écrit Roger Munier dans Au demeurant : « Le réel est inaccessible. Non pas lointain, distant, à l’écart. Proche au contraire, infiniment proche et là, mais inaccessible. Inaccessible parce que réel. On peut approcher le monde, mais on n’approche pas la réalité du monde. On peut saisir la chose, mais non la réalité de la chose. »

Cette question du réel, la poésie ne pouvait pas ne pas se la poser, du moins dans l’un de ses cheminements. Elle est une source constante d’inquiétude métaphysique chez Pessoa, même s’il aimerait parfois l’ignorer, faisant écrire avec élégance à son hétéronyme Alberto Caeiro, dans Le gardeur de troupeaux :

« Car toute chose est comme elle est

et c’est ainsi qu’est ce qui est

et je l’accepte, sans dire merci,

pour ne pas donner l’impression d’y penser… »

Ce sont bien évidemment les choses qu’interroge Francis Ponge dans la plupart de ses écrits, mais dans leur matérialité immédiate, accessible, d’où cette volonté descriptive qui cherche à trouver l’expression la plus juste. Pour lui, le « parti pris des choses » est aussi le parti pris des mots, on l’oublie trop souvent. Pourtant, si précise que soit son écriture, il n’évite pas un léger décalage : c’est presque ça, pourrait-on dire. De ce quiproquo avec le réel, il tire une sorte d’humour inimitable qui apporte une coloration subtile à son œuvre.

Laurent Albarracin, Cela

Quelques poètes de la nouvelle génération se sont également intéressés aux choses. C’est le cas notamment de Laurent Albarracin. Ce poète sait ce qu’il doit à Roberto Juarroz, Antonio Porchia, Roger Munier, Malcolm de Chazal – moins à Francis Ponge –, ce qui n’enlève rien à l’originalité de sa démarche. À une approche descriptive, il préfère une méthode plus allusive : évoquer ce qui est caché. Pour parvenir à ses fins, il utilise tous les procédés du langage qui lui semblent appropriés, depuis les figures de rhétorique et de style qu’il détourne jusqu’aux multiples jeux de mots que permet la phonétique. Les choses font résonance dans sa langue. S’il arrive, rarement, que l’écho s’éloigne et se perde par un emploi exagéré de la tautologie, il revient aussitôt par un autre chemin et, tel un musicien (le « la »), improvise un nouvel accord avec les choses.

Avec Cela, Laurent Albarracin approfondit sa démarche poétique, quelque part entre le sensible et la métaphysique, ou plutôt en les liant intimement. L’objet qu’il choisit, « cela », est à la fois des plus précis et des plus vagues, aussi limité que vaste. Habituellement, ce mot sert à désigner une chose, physique ou mentale (la compréhension par exemple). Il est une sorte de signifiant qui intervient quand les autres signifiants se dérobent : il prête son nom, agit par procuration. L’originalité d’Albarracin est au contraire d’en faire un signifié, une chose que l’on désigne et que l’on interroge pour elle-même, une chose à part entière, réelle mais impalpable, fluide. Si « cela » devient un signifié, quels sont ses signifiants ? C’est tout le sens du livre. Pour Albarracin, tout désigne « cela », la pluie, le merle, la lune, la lampe, le ciel, l’écuelle, l’arbre, le mur, la tasse… Il écrit : « Cela, c’est ce qui est montré par tout ce qui se montre : choses, événements, autant de manifestations d’un cela aussi flou que clair dans ce que cela montre. Aussi flou que clair, car si ce que cela désigne et montre est cela, n’est que cela, cela est autant caché par cela que révélé. Et c’est pourquoi cela éclate sourdement dans ce qui est… »

Il y a en effet cette part cachée, ce qui demeure insaisissable : le véritable référent, ce réel du réel qui n’offre aux signes aucune prise, même à « cela ». Car « cela », comme son nom l’évoque phonétiquement, renferme un secret bien « celé » derrière la porte fermée des choses.

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