L’espérance déçue ?

Dans ces entretiens avec José Marchand de 1974, destinés à la télévision française mais  jamais diffusés (publiés toutefois en allemand chez Suhrkamp dès 1977), le philosophe allemand du « principe espérance », Ernst Bloch, retrace son itinéraire intellectuel avec lucidité, franchise et humour. Il offre ainsi une excellente introduction à une pensée totalisante qui a marqué la gauche allemande, avec ses espoirs et ses déceptions.


Ernst Bloch, Rêve diurne, station debout & utopie concrète : Ernst Bloch en dialogue. Entretiens avec José Marchand traduits, présentés et annotés par Arno Münster. Lignes, 178 p., 19 €


Ernst Bloch est né en 1885 à Ludwigshafen, dans le Palatinat, dans une modeste famille juive – le père est employé aux chemins de fer du royaume de Bavière, une « âme de fonctionnaire ordinaire », un « béotien », dit-il, sans manifester d’affection particulière… Sur l’autre rive du Rhin, se trouve Mannheim, la ville bourgeoise, avec son château baroque et sa bibliothèque où le jeune homme, dans un décor somptueux, découvre la plus haute tradition culturelle, dévore la philosophie et en particulier Hegel dont la vision cohérente et dialectique de l’histoire s’impose à lui. Ernst Bloch, dans Héritage de ce temps, opposera ainsi Ludwigshafen, la ville industrielle et prolétaire, à Mannheim, la résidence baroque.

Étudiant brillant et bohème, ses études de philosophie le mènent par la suite à Munich, à Würzburg, avec une thèse sur la théorie de la connaissance, puis à Heidelberg où il fréquente le cercle de Max Weber et fait la connaissance de Lukács, qui vient de publier L’âme et les formes. Il est un temps proche de Georg Simmel, le subtil sociologue de la Philosophie de l’argent. Pacifiste engagé, Bloch séjourne pendant la guerre de 14-18 en Bavière, puis en Suisse, et publie chez Duncker & Humblot un livre manifeste qui capte « l’esprit du temps », dans un mélange hardi de marxisme et d’expressionnisme (« Karl Marx, la mort et l’Apocalypse »), avec une substantielle partie consacrée à « l’esprit de la musique ». L’esprit de l’utopie (en allemand Geist der Utopie) comporte notamment un chapitre critique « Sur l’atmosphère intellectuelle de ce temps » ; c’est un succès de librairie. Il est suivi en 1921 par un important ouvrage sur la guerre des Paysans du XVIe siècle chez Kurt Wolff, l’éditeur de l’expressionnisme. Thomas Münzer, théologien de la révolution relate l’histoire des paysans anabaptistes qui se soulèvent contre leurs seigneurs et qui, insultés par Luther et battus par les princes en 1525, chantent encore la victoire espérée de leurs petits-enfants : incarnation de l’utopie.

Ernst Bloch, Rêve diurne, station debout & utopie concrète : Ernst Bloch en dialogue

Dans les années vingt, Bloch vit surtout à Berlin (et aussi un peu en France et en Italie) et fait la connaissance de personnalités de l’avant-garde, comme Bertolt  Brecht, Walter Benjamin, le compositeur Hans Eisler ou le chef d’orchestre Otto Klemperer, alors au Kroll Oper. Bloch publie à cette époque nombre d’articles dans les « feuilletons », les pages culturelles des grands journaux comme la Frankfurter Zeitung, ou des essais littéraires (dans Die Weltbühne) qui défendent l’héritage de l’expressionnisme et critiquent à la fois les dérives irrationnelles de l’époque et le « réalisme » résigné de ce qu’on appelle la Neue Sachlichkeit, la Nouvelle Objectivité. Bloch y critique notamment sans pitié et avec beaucoup de verve journalistique, mais aussi de colère, les idéologies mensongères qui ont contribué à la monstruosité nazie. La manière à la fois très argumentée et historiquement informée avec laquelle il démonte l’absurde théorie raciale des nazis (« Théorie raciale du Vormärz »), avec en réalité, au plus profond de lui, l’indignation d’un prophète juif, explique qu’il ait figuré en bonne place, bien avant 1933, dans les fiches de la proscription nazie, et ses œuvres parmi les livres à brûler lors des autodafés nocturnes. N’avait-il pas écrit dans la revue berlinoise Das Tage-Buch, dès avril 1924, – donc après la tentative de putsch de Munich et au moment de son procès –, un article qui s’interrogeait audacieusement sur la « force » de Hitler ? « Il ne faut pas faire peu de cas de l’emprise d’Hitler sur la jeunesse », écrivait Bloch. « Il a donné à l’idéologie épuisée de la patrie un feu presque énigmatique » : « la jeunesse hitlérienne porte […] pour le moment le seul mouvement “révolutionnaire” en Allemagne depuis que le prolétariat a perdu à cause de ses chefs sa propre révolution ». L’analyse sévère et lucide – « le dégoût et l’ironie ne suffisent plus » – s’accompagnait d’un appel à l’autocritique, demeuré vain.

Aussi, dès mars 1933, Bloch quitte-t-il l’Allemagne pour se réfugier en Suisse et c’est là qu’en 1935 il publie Erbschaft dieser Zeit (Héritage de ce temps). La même année, Bloch participe au Congrès des écrivains pour la défense de la culture (21-25 juin 1935) organisé à Paris par Henri Barbusse, et y présente une intervention intitulée « Marxisme et poésie »… Cette même année encore, Walter Benjamin envoie à Adorno la première présentation de son projet sur « Paris, capitale du XIXe siècle » dont la démarche n’est pas sans affinités avec celle de Bloch. Dans les deux cas, il s’agit de sauver, en temps de crise, ce qui peut avoir encore une potentialité progressiste, voire révolutionnaire, dans le passé, qu’il s’agisse du Paris de Baudelaire, pour l’un, et des golden twenties pour l’autre.

Après des années d’exil et d’errance, en Suisse, à Paris, à Prague, puis aux États-Unis, notamment à Cambridge (Massachussetts), où il écrit dans la solitude les trois tomes de son Principe espérance, Ernst Bloch décide de retourner en Allemagne, comme il l’avait fait trente ans plus tôt, en 1919, en renonçant à la nationalité suisse et en regagnant la nouvelle République allemande. Il fait en 1949 le choix de la RDA communiste qui, dans un premier temps, l’accueille avec les honneurs, en lui offrant une chaire à Leipzig. Mais, en 1956-1957, solidaire publiquement des révoltes polonaise et hongroise, il est mis à la retraite d’office par le régime, même s’il peut encore – par privilège – voyager en Europe et donner des conférences, par exemple à Cerisy-la-Salle en 1959. Mais, en 1961, alors qu’il se trouve à Bayreuth à l’invitation de Wieland Wagner, il est surpris par la construction du mur de Berlin et décide de ne pas rentrer en RDA. Il est nommé professeur invité, puis « ordinaire » (titulaire) à Tübingen, et donne une leçon inaugurale intitulée « L’espérance peut-elle être déçue ? ».

Ernst Bloch est mort peu d’années après ces entretiens, en 1977, sans avoir jamais renoncé au marxisme, sous la forme particulière qu’il lui a donnée, hérétique, utopique, inactuelle. Il est enterré au cimetière haut de Tübingen. Sur sa tombe, une simple pierre, est écrit : « Denken heißt überschreiten ». « Penser veut dire outrepasser. »


Lire ici la réponse de Françoise Wuilmart à cet article.

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