Secrets de famille

Stéphane Braunschweig crée sa première mise en scène comme directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, où il a été nommé en janvier 2016, après la mort de Luc Bondy : Soudain l’été dernier, de Tennessee Williams. Il programme dans la même période, aux ateliers Berthier, Un amour impossible, d’après le récit de Christine Angot, par Célie Pauthe : spectacles hantés par des secrets de famille, interprétés par deux duos de magnifiques actrices.


Tennessee Williams, Soudain l’été dernier. Mise en scène de Stéphane Braunschweig, Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 14 avril. Tournée jusqu’au 14 mai.

Christine Angot, Un amour impossible. Mise en scène de Célie Pauthe, Odéon-Berthier, jusqu’au 26 mars. Tournée jusqu’au 6 avril.


Stéphane Braunschweig avait prévu de monter Soudain l’été dernier à la Colline, qu’il dirigeait. A son arrivée à la tête de l’Odéon-Théâtre de l’Europe [1], il a hésité à maintenir un choix qui peut déconcerter. Mais, dans le contexte mondial actuel, il s’est souvenu qu’en 1958 la pièce avait été aussi perçue, au- delà du huis clos initial, comme la confrontation de l’Amérique avec ce qu’on appelait alors le tiers-monde. Surtout, selon ses termes, continuait à l’intéresser « ce grand poème aux allures de jungle, ces êtres d’effroi, fragiles et violents, en équilibre sur des gouffres, ces forces psychiques dans l’inconscient de deux femmes, ce jardin du bien et du mal où un psychiatre au surnom faussement rassurant (‘Sugar’) tente – comme nous spectateurs – de faire son chemin. »

Dans la traduction de Jean-Michel Deprats et Marie-Claire Pasquier, le décor est ainsi décrit : « un jardin exotique qui ressemble plus à une jungle tropicale, ou à une forêt, à l’époque préhistorique des forêts de fougères géantes où les êtres vivants avaient des nageoires qui se transformaient en pattes et des écailles qui se transformaient en peau. » En ouverture, la scénographie de Stéphane Braunschweig, conçue en collaboration avec Alexandre de Dardel, correspond de manière très spectaculaire à cette description. Elle suggère la touffeur d’une fin d’été à la Nouvelle-Orléans, en cette journée décisive où la richissime Violette Venable va recevoir Catherine Holly, nièce de son défunt mari, seule témoin de la mort suspecte, l’été précédent, de son fils, un grand poète méconnu, d’après elle. Ce dispositif va en partie disparaître dans les cintres, jusqu’à ce que le plateau ne devienne plus qu’une vaste pièce capitonnée d’hôpital psychiatrique. Toute la lumière (de Marion Hewlett) se concentre alors sur le récit de Catherine « une histoire épouvantable (…) mais une histoire vraie de notre époque et du monde où nous vivons » selon ses termes, une histoire de dévoration impossible à raconter, pour son frère Georges, « à des gens civilisés dans un pays moderne et civilisé. » Pour laisser le spectateur dans l’effroi de cette évocation, Stéphane Braunschweig a décidé de supprimer la dernière réplique du médecin, chargé de répondre à la demande de Violette Venable et de lobotomiser Catherine : « Je pense que nous devrions au moins prendre en compte l’éventualité que l’histoire de cette jeune fille puisse être vraie… »

Stéphane Braunschweig soudain l'été dernier

Soudain l’été dernier © Elizabeth Carecchio

Dans son livre très éclairant sur Tennessee Williams, sur la pièce, « une nouvelle confession littéraire, étape nécessaire du processus de guérison », « l’enfantement de deux figures féminines de son enfance », Liliane Kerjan écrit : « la partition de la jeune Catherine Holly reste un texte majeur dans le répertoire williamsien, un superbe rôle incandescent pour une comédienne. » (Folio, 2010). Marie Rémond incarne magnifiquement le personnage, jusqu’à mobiliser l’attention sur elle seule, à l’avant-scène. Mais, avant son arrivée, une autre actrice, Luce Mouchel, réussit d’entrée à capter l’intérêt du public, à l’introduire dans le mystère longuement exposé de la première scène, au cours de son dialogue avec le psychiatre. Stéphane Braunschweig a choisi dans le rôle du « jeune médecin blond (…) étincelant mais glacial, très, très beau » un acteur de couleur, Jean-Baptiste Amounon. Tout comme Marie Rémond, Océane Cairaty, née à la Réunion, Boutaïna El Ferrack, originaire du Maroc, c’est un ancien élève de l’École nationale supérieure de Strasbourg, dont se manifestait la diversité du recrutement, avant même l’arrivée du directeur actuel, Stanislas Nordey. Glenn Marausse (Georges Holly), lui, a été engagé dans Soudain l’été dernier, dès sa sortie de l’ERAC (l’excellente école régionale d’acteurs de Cannes). Tout comme Virginie Colemyn (Mrs. Holly), il évite de pousser à la caricature la famille de Catherine.

L’ensemble de la distribution, les témoignages sur les répétitions, rappellent la qualité du travail mené avec les acteurs par Stéphane Braunschweig. Le soir de la première à l’Odéon, le 10 mars, une unanimité semblait se faire quant à l’interprétation, au-delà de l’intérêt diversement partagé pour la pièce. Les applaudissements témoignaient de cette reconnaissance. Ils sont plus encore acquis à la performance de deux grandes interprètes, seules en scène, ce qui est le cas dans l’autre salle de l’Odéon.

Au Centre dramatique national de Besançon Franche-Comté, qu’elle dirige, Célie Pauthe a créé Un amour impossible d’après Christine Angot. Elle avait d’abord le projet de mettre en scène la fin du livre, les trois rendez-vous, déjà dialogués, entre la fille et la mère, alors âgée de quatre-vingt-trois ans, dans un restaurant parisien. Riche de son expérience théâtrale, Christine Angot lui a proposé de composer une pièce à partir de son propre récit. À sa demande, elle a commencé par un épisode presque contemporain, la mort du père, puis a procédé par retours en arrière, vers l’enfance, l’adolescence, l’entrée dans l’âge adulte. Ainsi, au risque de perdre la singularité de son écriture, elle a choisi de faire vivre les différentes étapes, depuis la rencontre des parents : le tête-à-tête d’une petite fille « née de père inconnu » avec sa mère, la rencontre de cet homme tant admiré et la reconnaissance officielle tardive, les années de viol et d’inceste, l’aveuglement et l’impuissance de celle qui n’avait pu oublier « les beaux moments » de l’ « amour impossible. »

Stéphane Braunschweig soudain l'été dernier christine angot un amour impossible

Un amour impossible © Elizabeth Carecchio

Célie Pauthe a dû faire face à un défi : suggérer le passage du temps, le changement de milieu, faire incarner les différents âges de la vie par les deux actrices, Maria de Medeiros et Bulle Ogier. Dans une quasi pénombre, elles font leur entrée, chacune aux extrémités du grand plateau vide. L’espace scénique va être successivement occupé, à divers endroits, par quelques meubles évocateurs du siècle dernier, puis de l’époque contemporaine (scénographie de Guillaume Delaveau), grâce à des changements à vue, élégamment réglés, accompagnés par la musique d’Aline Loustalot. Côté cour, la table utilisée par l’écolière pour ses devoirs va être remplacée, côté jardin, par celle de l’écrivain (Christine Angot refuse la féminisation du mot) ; le canapé, aux couleurs caractéristiques des années soixante-dix, devant lequel l’adolescente et sa mère dansent le twist, disparaît, au profit de profonds fauteuils aux teintes sobres. A l’arrière-plan, un écran permet la projection de vidéos ; Célie Pauthe a préservé quelques souvenirs, fragments du récit, et les fait dire successivement par les deux interprètes, en gros plan, sur fond de verdure : magnifiques pauses dans la difficile incarnation des protagonistes.

Bulle Ogier, toute en légèreté et intensité, réussit pleinement à traverser le temps. Maria de Medeiros se trouve confrontée à un parcours plus difficile. Le plus souvent crédible en petite fille, récitant un poème de Paul Fort, puis en adolescente, racontant avec enthousiasme ses premières visites chez son père, elle n’évite pas toujours un registre vocal quelque peu surjoué. En adulte, elle fait retrouver toutes ses virtualités de grande comédienne. Mais elle se heurte, à la fin du spectacle, à un obstacle inhérent à la pièce. A sa manière impérieuse, avec son phrasé si personnel, Christine Angot a pu dire « la logique de fer (…) la vaste entreprise de rejet. Social, pensé, voulu. Organisé. Et admis. Par tout le monde », qui excluait la jeune provinciale seule, pauvre, juive, du monde du bourgeois parisien antisémite, qui annulait la reconnaissance de l’enfant par le viol. Dans son autofiction, explicitée dans sa Conférence à New York, lue le 4 mars à l’Odéon, publiée dans le livre réédité (J’ai lu, 2016), elle pouvait adresser à sa mère les discours qui démontaient cette logique sociale et les poursuivre, de manière implacable, malgré les interruptions : « Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire Christine ». Mais elle prenait le risque, à les transposer de bout en bout dans un dialogue de théâtre, de faire sortir l’interprète de son personnage, en clôture de la représentation.


  1. Le 27 mars, une soirée est consacrée, à l’Odéon, à « Stéphane Braunschweig, portrait d’un artiste ».

À la Une du n° 28