Concentrés d’expériences urbaines

La géographie a l’avantage de faire réfléchir en temps réel sur les phénomènes en marche. Partant du visible qui se construit toujours par la carte ou le concept, les observations de Michel Lussault veulent englober des faits de société apparemment disparates et c’est en cela que son travail est magistral ; subsidiairement, la question est politique car l’auteur tente de rendre compte du besoin de visibilité animant ces hommes qui se croisent et se rassemblent de fait ou par leur volonté propre. En effet, c’est la « spectacularisation » qui consacre des lieux autant que ces lieux spéculaires permettent des expériences qui les consacrent.


Michel Lussault, Hyper-lieux : Les nouvelles géographies de la mondialisation. Seuil, coll. « La couleur des idées », 312 p., 22 €


Michel Lussault s’intéresse aux « attracteurs de la vie sociale ». La création de quelques formules qui permettent de faire fonctionner le concept d’« hyper-lieu » ne doit pas faire croire qu’il jargonne. Le livre est clair, ancré dans notre monde, celui de la mondialisation et non de l’indistinction de la globalisation. Rien ne s’y déroule jamais sans que le particulier dans ses aspérités et ses usages différenciés ne fasse émerger des communautés éphémères significatives de l’imaginaire contemporain qu’elles créent et dont elles vivent. Ainsi sera-t-on peut-être surpris de trouver côte à côte Times Square, le cas d’école initial, les malls, ces centres commerciaux conçus comme des unités architecturales closes, les grands aéroports, la « jungle de Calais » et les places Tahrir ou Puerta del Sol, Sivens et, dans le cas de projets contestés, les ZAD (« zones à défendre »).

Cette réflexion sur la nouvelle fête (rousseauiste), où chacun est tour à tour spectateur et acteur, constitue un changement de paradigme, dit l’auteur, car elle redéfinit la sensibilité contemporaine, qui dote d’intensité la condensation de flux par ailleurs reliés médiatiquement et connectés à d’autres. Hors de toute volonté de faire du commun, mais là n’est pas le langage de l’auteur qui ne suppose jamais de téléologie mais œuvre comme le suppose tout tableau dans un temps imminent, se développent des formules ouvertes et fermées à la fois, en quelque sorte « circulantes ». Ces événements donnent corps à notre histoire et contredisent la vision d’une société fluide et sans aspérité à la manière de Zygmunt Bauman (Le présent liquide : Peurs sociales et obsessions sécuritaires, Seuil, 2007). À l’inverse, ces expériences individuelles engendrent d’autres façons singulières de se lier au monde et de l’expérimenter par des adhésions électives et éphémères dans les « hyper-lieux ».

Michel Lussault Hyper-lieux : Les nouvelles géographies de la mondialisation

Michel Lussault © Astrid di Crollalanza

L’auteur montre comment cela est pour partie une proposition, pour Times Square refondé depuis dix ans selon l’aventure commerciale et symbolique voulue par l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, mais l’Amérique a aussi inventé des bulles commerciales comme le MOA (Mall of America, entre Minneapolis et Saint-Louis, dans le Minnesota), vaste temple de la consommation dont l’entrée est payante et qui est devenu un but de sortie touristique par-delà l’offre marchande qu’il inclut : ce lieu total et connecté manifeste son autonomie par son architecture tournée vers l’intérieur qui permet à chacun de s’approprier à sa guise une offre complexe, car du gigantisme naissent des types contrastés d’usages, témoins de l’hybris de la grande ville. Ces « concentrés d’expériences urbaines » accueillent paradoxalement l’inventivité de l’individu dans un ensemble vibrionnant et multiple qui se réordonne néanmoins dans des formes de savoir-être social. La fonctionnalité intrinsèque n’exclut en effet aucun des usages que les protagonistes inventent selon une multitude de modalités d’insertions, y compris dans l’acclimatation de déviances adjacentes ; la subculture subséquente, dit l’auteur, est l’héritière des grandes gares du siècle dernier, de New York à Tokyo aux grands aéroports actuels (si interchangeables que l’auteur situe Barajas à Barcelone).

L’expérience concrète et charnelle peut aussi prendre la forme d’un moment exceptionnel quand « on » se retrouve place de la République, dès le 7 janvier, sans autre finalité première que de faire corps commun, puis « toute la France » le 11 janvier 2015. L’hyper-lieu peut également provenir de la catastrophe naturelle, comme Fukushima, qui engendre des médiations communicationnelles durables. C’est aussi le cas de la révolte de la communauté noire de Ferguson, à côté de Saint-Louis, à la suite de l’assassinat d’un jeune Noir. Dans ces cas, l’événement ou la situation ont consacré un lieu. La condensation du temps prime alors, permettant d’analyser les forces et les logiques qui animent les performances en jeu, du simple « faire corps » aux refus multiples (de la violence, du racisme, etc.).

La force du livre est de savoir décrire ces réalités tangibles. Les usages ponctuels et diversifiés d’un espace mis en scène – en particulier lorsque la situation perdure au fil d’épisodes multiples comme pour la « jungle » de Calais – engendrent des façons de faire et de vivre. Elles surgissent avec écoles et restaurants, boutiques et services, le savoir-vivre de chacun enrichissant le stigmate de l’origine du fait et du flux quand les protagonistes deviennent « acteurs de leur propre trajectoire biographique et opérateurs politiques d’un problème global » : les vies difficiles ne sont pas que de « pauvres vies ».

Changer le monde en s’installant donne également à voir une volonté, un refus. La ZAD conteste radicalement les projets en cours, elle devient « une stase dans le temps de l’espace urbain mondialisé », mais nul ne se met facilement « en réserve de la mondialisation ». On sait les poursuites exercées contre Erri De Luca quand il soutint les opposants au TAV (train à grande vitesse vers Turin) et la fin tragique de Rémi Fraisse à Sivens. Par ailleurs, la difficulté ordinaire de l’hyper-lieu est fort complexe, ne serait-ce que parce que les acteurs sont multiples de provenance et de conviction, de style et de compétence ; il y a complémentarité et non similitude entre les « indigènes » et les « installés » qui doivent gérer en commun les événements, les contraintes domestiques et tenter de nouvelles solutions. Le prix en est élevé, car ces stratégies du refus supposent la radicalité et l’ascétisme. Ceux qui sortent des réseaux urbains et métropolitains, ceux qui rompent avec les multiples formes de confort et de contrôle pour s’en « remparer », se forgent dans la défiance absolue de ce qu’apporta « la démocratie du carbone » (le développement fondé sur le charbon, le carbone, les plastiques, les engrais), tout ce qui fit du progrès une idéologie. C’est du moteur de croissance que nous avons de la peine à imaginer l’interruption ; nos institutions démocratiques et techniques s’en sont tellement nourries qu’on les voit mal s’en séparer et en faire le deuil.

Michel Lussault Hyper-lieux : Les nouvelles géographies de la mondialisation

La critique de cette critique conduit alors l’auteur à n’écrire que de façon très réticente sur tout ce qui serait les développements endogènes imaginés, le développement local, le « développement par en bas ». Quand des traits de traditionalisme subsistent, ne serait-ce que dans les savoir-faire, l’auteur voit promptement de l’idéologie là où il n’y a qu’hypothèses et expérimentations. La non-dynamique des « villes qui rétrécissent », de celles qui ont connu des désindustrialisations brutales ou des simples villes moyennes des espaces peu métropolisés, celles qui sont victimes des nouvelles fractures spatiales et sociales, pousse à rêver d’un néo-localisme qui lui semble suspect. L’espérance d’une aménité du slow et les essais de « locavorisme » (tenter de manger ce qui provient d’un périmètre plus réduit) laissent l’auteur perplexe. Ce quasi-persiflage le mène à creuser sa propre vision de l’individu contemporain féru de connexions et de relations au monde matérielles et immatérielles, comme son propre hyper-lieu devenu l’adepte d’une « néogéographie » car le singulier recroise différents champs, ce qui ne détruit pas tant que cela l’évidence de ce qui redevient « naturel » mais l’ordonne selon une définition approfondie et modernisée. Chacun, en effet, « pucé », suivi, connu, peut dire : « je clique, donc je suis » ; mais il n’en reste pas moins ce protagoniste sur lequel on revient tant, dès que le partage repasse par des condensateurs de visibilité – et la visibilité par des corps supports d’une expérience toujours singulière.

C’est donc bien le géographe qui sait que rien n’est plus habituel que le mouvement, fût-il fasciné par la violence du multiple et du gigantesque, de l’inouï et de l’extrême. Le paradoxe tient à l’insubmersible adaptation des hommes aux cas de figure qui les enserrent selon toutes les échelles possibles ; et de ces réalités naît une épistémologie toujours en marche.

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