Chronique pré-électorale (4)

Est-ce que vous avez une idée, aujourd’hui, sincère et profonde, de qui a orchestré tout cela… selon vous ?

Laurent Delahousse, journaliste, 5 mars 2017

Charles Bonnot chronique

Maud Roditi pour EaN

De retour de sa sortie dominicale dans les beaux quartiers de la capitale, François Fillon était invité le 5 mars au journal de 20 heures de France 2 pour évoquer sa semaine chargée sur le plan judiciaire et politique. Interrogé par Laurent Delahousse, il est revenu sur la superposition, qu’il juge fâcheuse, des calendriers judiciaire et électoral, développant sa ligne de défense des dernières semaines : ce télescopage n’a rien d’une coïncidence puisque sa mise en cause dans une affaire d’emplois fictifs présumés a pour but, selon lui, de le discréditer et d’empêcher son élection. Cela mène donc le journaliste à lui poser la question suivante : « Est-ce que vous avez une idée, aujourd’hui, sincère et profonde, de qui a orchestré tout cela… selon vous ? [à 10’25’ environ] » Notons qu’il serait presque tentant de retranscrire ces propos sous la forme de deux phrases interrogatives distinctes du fait de la pause assez longue entre « cela » et « selon », qui pourrait laisser penser que le groupe prépositionnel n’est venu au journaliste qu’après coup, mais nous y reviendrons. Il semble intéressant de chercher à mettre en lumière ce qui dans la question telle qu’elle est formulée permet en effet de donner corps à l’idée d’un complot contre François Fillon.

La question intervenant à la moitié de l’entretien avec le candidat, il faut tout d’abord évoquer deux moyens discursifs par lesquels François Fillon, qui se défend du reste d’avoir parlé de « complot judiciaire », alimente néanmoins l’idée d’une instrumentalisation de la justice visant à lui nuire. Le plus explicite est la référence à la collusion des calendriers judiciaire et électoral qu’il juge d’abord unique (« je constate que le sort qui m’est fait est une première ») ; puis il juge systématique « qu’à chaque élection présidentielle il y ait un candidat, en général celui qui est le favori d’ailleurs, qui soit la cible de toutes ces attaques c’est quand même extrêmement troublant ». Laissons de côté la contradiction évidente entre ces deux idées pourtant exprimées à une minute et demie d’intervalle et voyons ce qui les rapproche : l’unicité comme la systématicité rendraient l’hypothèse d’une coïncidence peu vraisemblable, ce qui suppose une intervention d’un tiers qui, au vu des conséquences négatives pour François Fillon, ne pouvait être que mal intentionné.

Conséquence de ce raisonnement, lui-même hautement discutable d’un point de vue logique et éthique, la deuxième méthode employée par François Fillon consiste à utiliser des verbes d’action ou de volonté sous des formes qui permettent de laisser l’agent inconnu : emploi du pronom personnel indéfini (« on m’impose un calendrier judiciaire »), subordonnée infinitive dépourvue de sujet comprenant un verbe de volition (« vouloir par une mise en examen m’empêcher d’être candidat à l’élection présidentielle […] aboutit à une sorte de hold-up démocratique ») et, par la suite, voix passive sans complément d’agent pour désigner le but supposé du « feuilleton judiciaire » (« c’est fait pour m’empêcher d’être candidat »). Quoi qu’il en dise, François Fillon met bien en jeu ici tous les éléments d’un complot : une série d’actions liées entre elles, qui supposent un ou plusieurs agents dont l’identité est (hélas !) méconnue de la victime car ils agissent dans l’ombre pour lui nuire. Les seuls signes perceptibles de tout cela seraient donc les conséquences néfastes de ces actions, dont le caractère contingent est présenté comme invraisemblable.

C’est donc dans ce contexte qu’intervient la question qui nous intéresse, question curieusement tournée si l’on considère notamment la présence d’un adverbe de temps (« aujourd’hui ») entre le nom commun et les adjectifs qui le qualifient. Cette question a suscité des réactions (qui nous ont d’ailleurs permis de découvrir cet échange) : sur le blog de Laurence De Cock, hébergé par Mediapart, plusieurs enseignants ont signé une lettre ouverte intitulée « Le journal de France 2 caution du complotisme ? » dans laquelle ils dénoncent l’absence de « recul critique » du journaliste dans cette question spécifique. D’où vient ce manque de recul critique ? Tout se joue au niveau des présupposés, définis par Catherine Kerbrat-Orecchioni comme des « informations présentées sur le mode du ‟cela va de soi” ». Si le locuteur ne les évoque pas explicitement – car elles ne sont pas le véritable objet de son propos –, son discours s’appuie sur ces informations pour la compréhension du « posé », c’est-à-dire le contenu mis en avant et soumis à discussion [1]. Ces contenus sont donc censés être connus et admis par le destinataire : si vous demandez à un passant où vous pouvez trouver une boulangerie, vous (pré)supposez qu’il sait ce que c’est qu’une boulangerie et qu’il connaît le quartier, sans qu’il soit nécessaire de lui parler de tout cela. Pour le dire autrement, le présupposé n’est pas lié à une volonté de dissimulation ou de manipulation mais à une stratégie d’économie discursive et informationnelle fondée sur des déductions logiques.

Lorsqu’il pose sa question, Laurent Delahousse la construit à partir de ce que Kerbrat-Orecchioni nomme un « présupposé existentiel ». En demandant « qui a orchestré tout cela » et en conjuguant le verbe au passé composé de l’indicatif, il commence par tenir pour vraie l’existence du procès décrit par le verbe. Or, le verbe orchestrer, par son sémantisme, tend à aller lui aussi dans le sens de la théorie du complot et donc à renforcer le présupposé existentiel : il implique au moins un agent établissant un plan constitué de plusieurs actions agencées entre elles afin d’atteindre un but indirectement. Outre la conjugaison et le lexique, la syntaxe participe elle aussi à ce présupposé d’existence. « Qui a orchestré tout cela ? » est ce qu’on appelle une proposition interrogative ouverte, portant sur l’un des constituants du procès (l’agent, le patient, le lieu, le temps, la manière). Elle est construite à partir d’une proposition assertive théorique au sein de laquelle une information manque ; ici, « « X a orchestré la mise en examen de François Fillon au milieu de la campagne présidentielle » est la matrice de l’interrogation « Qui a orchestré tout cela ? », le pronom interrogatif ayant pour fonction de coder le manque informationnel. La construction de la question du journaliste est certes un peu plus complexe, puisque l’interrogation sur l’agent prend la forme d’une question indirecte enchâssée dans une question dite fermée (question portant sur la validité d’un énoncé à laquelle on ne peut théoriquement répondre que par oui ou par non) : « avez-vous une idée de qui a orchestré tout cela ? ». Pragmatiquement, cela ne change pas grand-chose, car on n’imagine pas François Fillon répondre par l’affirmative sans développer. Dans ce cas précis, il répond par non, ce qui entraîne une remarque du journaliste, reposant elle aussi sur un présupposé existentiel (« Vous souhaiterez le savoir un jour j’imagine ») laissant entendre que l’identité de l’agent pourra être découverte. Quoi qu’il en soit, à aucun moment dans sa question Laurent Delahousse ne remet en cause l’existence d’un complot et d’un agent œuvrant à la réussite de ce complot.

Laurent Delahousse croit-il à cette hypothèse ? On ne peut pas vraiment le dire, et on peut même supposer que non, mais ce qui est certain, c’est que sa formulation ne la remet pas en question. Cela aurait pourtant pu être l’objet d’une question sans doute plus pertinente, quoique plus polémique, comme le remarque Kerbrat-Orecchioni à la suite de Ducrot, car cela revient à « remettre en cause le comportement énonciatif de son partenaire discursif ». En effet, remettre en question le présupposé d’un énoncé n’a rien d’infaisable : on peut s’arrêter dessus pour le commenter, le questionner ou le réfuter. Pour reprendre l’exemple de la boulangerie, rien n’empêche le passant de vous répondre qu’il n’y a pas de boulangerie dans le quartier, qu’il n’est pas du coin ou même qu’il ignore ce qu’est une boulangerie. Ainsi, Laurent Delahousse aurait pu (par exemple) demander à François Fillon ce qui lui permettait d’écarter la possibilité que ses tracas de calendrier soient le fruit du hasard ou, pourquoi pas, le résultat, certes malheureux pour lui, de ses propres actions.

On pourrait prendre la défense du journaliste en admettant que le groupe prépositionnel « selon vous » met à distance le contenu de la question et son présupposé en les assimilant à une opinion susceptible d’être débattue. Cette idée ne tient pas, indépendamment du caractère un peu tardif de l’ajout de cette nuance. Ici, telle que la phrase est construite, « selon vous » ne peut porter que sur l’identité de l’agent qui ourdit le complot et non sur l’existence dudit complot ; le présupposé étant tenu pour vrai, il ne peut être nuancé par des marqueurs tels que celui-ci. On pourrait également prêter à Laurent Delahousse une volonté d’exposer de façon indirecte les ressorts de la défense du candidat : en épousant, au moins discursivement, sa position, et en le poussant à admettre qu’il n’a aucune idée de qui se trouve derrière tout cela, il montrerait les limites de ce raisonnement victimaire. Sans être spécialiste des théories du complot, on a pu remarquer que l’absence de coupable précisément identifié n’a jamais empêché ceux qui souhaitaient y croire d’y adhérer, bien au contraire, à plus forte raison quand ces théories affleurent dans un discours où il est sans cesse question d’un « microcosme » ou d’un « système » hostiles. Enfin, quitte à se lancer dans une telle manœuvre de dévoilement à une heure de grande écoute, l’utilisation d’un conditionnel dit « journalistique » par Laurent Delahousse eût sans doute été plus prudente.


[1] Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, 1986.
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