Jackie : une Pietà sans pitié

Jackie, film du chilien Pablo Larraín, traite un genre peu exploré dans le cinéma contemporain : celui des Vanités. En recyclant une histoire galvaudée (les jours suivant l’assassinat de John F. Kennedy) la production américaine réussit pourtant à surprendre, autant par la mise à nue d’une Première Dame désemparée que par ses plans vertigineux.


Pablo Larraín, Jackie. Avec Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig. En salle.


Un crâne.

Pas celui qu’on trouve dans un tableau du XVIIe siècle, posé sagement sur un bureau, ou faisant partie d’un cabinet de curiosités, rappel de la brièveté d’une vie, de combien l’existence humain relève de la « vanité ».

Non, cette fois-ci le crâne est enterré, voire vivant. On ne le verra jamais dans ce film dont la violence du propos se traduit par son esthétique visuelle, par ses plans rapprochés et sa palette polychrome alternant couleurs vives – le rouge, le rose, le jaune – et la sobriété du noir et du gris dignes du deuil, et du pouvoir. Pour ne pas parler de sa musique, de ses brèves interludes symphoniques, où les notes de l’orchestre envahissent brusquement la bande sonore, telles les balles de l’assassin, dans une dissonance stridente, avant de s’atténuer dans une surdité évocatrice d’un coma.

Jackie est là, la vraie et la fausse.

Elle passe entre les colonnes des Marines, entre les regards insatiables des spectateurs avides de percer son secret, de savoir ce que c’est que de coucher avec le Président, de bercer tendrement sur ses genoux la coquille éclatée d’un cerveau à la frontière entre domination mondiale et voyage vers le royaume des ténèbres.

Son voyage à elle, couvrant les sept kilomètres qui séparent Dealey Plaza – site du calvaire – de Parkland Memorial Hospital, représente le centre névralgique du film, scène répétée pour rendre l’amplitude de la solitude des passagers de la Lincoln Continental pendant sa course effrénée vers la salle d’urgence, suivant le tracé d’une autoroute vide, cernée par des murs en béton, traversée par des ponts Art Déco, la voiture présidentielle seule, à part son escouade motocycliste, le silence qui l’entoure celui de l’instant entre l’irruption de l’Histoire et le constat officiel de sa transformation.

Ces flash-backs interviennent au milieu du film, une fois qu’on a entendu Jackie parler, avec la voix acide, aristocrate et essoufflée qu’adopte Natalie Portman dans une performance si convaincante que même ceux qui ont déjà passé des dizaines d’heures à regarder et à écouter la vraie Jacqueline Kennedy finissent par croire que l’actrice israélo-américaine l’est.

Pablo Larraín, Jackie, avec Natalie Portman.

Le film commence à Hyannis Port, à Cape Cod, dans la maison de vacances des Kennedy, une semaine après les événements, quand l’ex-Première Dame convoque Theodore White (pas nommé), correspondant de LIFE Magazine, venu l’interviewer pour qu’elle s’adresse à un peuple qui a perdu son Père.

La conversation entre la veuve et le journaliste, incarnée par Billy Crudup, est marquée par la familiarité et le sarcasme : dans une Amérique si respectueuse et formelle, à peine sortie du conformisme des années 1950, on s’étonne d’un échange où l’interviewer peut suggérer à Jackie qu’elle ferait une excellente journaliste à la télévision, propos auquel l’intéressée répond : « Êtes-vous en train de me donner du conseil professionnel » ?

Le correspondant se montre à la fois intimidé et sceptique par rapport à l’interviewée, la regardant droit dans les yeux pendant qu’elle fume cigarette après cigarette, nerveuse et enragée, portant un doux pull en cachemire qui révèle les tendons de son cou, lui conférant un air si fragile qu’on se demande comment Crudup fait pour se retenir. Parce qu’en effet, pendant tout l’entretien, la magnifique maison à Hyannis Port, décorée dans un style cosy et anglais, semble être vide, il n’y que la veuve, l’interviewer et le fantôme de l’assassiné.

Cette femme timide, âgée de trente-quatre ans, exerce un pouvoir pervers sur son visiteur. Au début de l’échange, elle explique qu’elle entend conserver le droit de rédiger ses propos, ensuite elle s’exprime librement, révélant des pensées particulièrement intimes, avant de se reprendre. Crudup/White n’est pas dupe : « J’imagine que vous ne me permettrez pas de transcrire tout cela. » À Jackie de répondre : « Non, parce que je ne l’ai jamais dit. »

À quoi bon se livrer à un étranger si la confession sera sans conséquences ? Pablo Larraín prend le parti baroque de montrer – est-ce lié à sa culture sud-américaine ? – que tout est question de séduction. Les Kennedy n’ont jamais été aussi séduisants qu’assassinés – on pense au nom du groupe punk des années 80, les Dead Kennedys.

D’où la pudeur avec laquelle le cinéaste nous montre des images du président, de petites bribes – lors d’un concert à la Maison Blanche, à la fin de la visite guidée de celle-ci menée par la Première Dame, sur le tarmac à Love Field une demi-heure avant le meurtre, et même, pour un bref instant, un extrait de la vidéo montrant le couple présidentiel – le vrai – en haut de l’escalier à l’extérieur de leur avion juste après l’atterrissage à Dallas.

Le fait de voir rapidement les personnages historiques crée un effet de suspense et de frustration, une soif incessante de les apercevoir, comme si le spectateur pouvait les faire ressusciter avec son seul regard. Suspense nourri par l’habileté de Natalie Portman, dont l’allure et la tenue correspondent si bien aux images d’archives.

Quant à Caspar Philippson, c’est comme si un dessinateur avait saisi les traits essentiels de JFK avant de leur donner vie. Il ne s’agit pas autant de la ressemblance physique – déjà énorme – que d’une sorte de communion d’âmes : l’acteur danois incarne toute la grâce mélancolique du président, aidé par la caméra de Larraín, qui le filme de dos ou par des angles elliptiques afin d’accentuer le mystère.

Celui-ci n’est jamais aussi présent que dans l’unique image directe du martyre : le plan est en plongée, d’une grande hauteur, ce qui tranche avec les vues mille fois visionnées du film de Zapruder. On est époustouflé de regarder l’événement par un angle si inconnu, comme si le réalisateur ouvrait une porte cachée afin de dévoiler une énigme familière et ignorée.

C’est celui de la vanitas. Pourtant on ne voit pas le crâne – la calvaria – juste une masse de sang, de chair et de cheveux, posée sur les genoux d’une Première Dame habillée en tailleur Chanel rose, qui venait de se rasseoir après s’être précipitée vers l’arrière, sur le coffre, afin de ramasser quelques parcelles de la tête de son mari.

À la fin de l’interview, le journaliste complimente Jackie pour ses trois ans à la Maison Blanche : « Ce fut du grand spectacle. » Ces paroles s’appliqueraient-elles aussi aux événements de la dernière semaine ?

En guise de réponse, Pablo Larraín nous lègue le dernier plan du film : après avoir plié bagage, la pietà se trouve encore dans une limousine, en train de traverser les rues de la capitale, sur une bande sonore de Camelot, comédie musicale d’Alan Jay Lerner et Frederick Loewe, disque préféré de l’assassiné. À travers les vitres de sa voiture, elle aperçoit un camion chargé de mannequins, tous habillés en faux tailleurs Chanel.


Cet article a été publié sur notre blog.

À la Une du n° 27