Fuir l’élection

À l’heure où la force virile éructe à plein feu et lorgne sur les fragilités humaines comme pour mieux les abattre, le roman d’Éric Pessan ne serait-il pas une invitation à une forme de fuite ?


Éric Pessan, La nuit du second tour. Albin Michel, 176 p., 16 €


Quelque chose se joue dans La nuit du second tour d’Éric Pessan qui dépasse les exhortations en tous genres à sortir dans la rue pour crier haut et fort sa colère devant le délabrement politique de notre pays. Quelque chose qui bouscule la honte individuelle face à notre paralysie devant une société à terre. Qui scrute les raisons pour lesquelles un homme et une femme, citoyens d’un pays qu’ils ne savent plus aimer, prennent, chacun à leur façon, la poudre d’escampette pour tenter de comprendre leur inertie. Quelque chose qui, face au désespoir collectif, se saisit, se construit, se forge, se déploie « dans la direction opposée à celle du bruit ». Se redresser. D’abord.

Au moment où se déroule le second tour d’une élection présidentielle sonnant le glas d’une démocratie où « des jambes descendent dans la rue », où des « millions de hashtags résistance et révolte se dénombrent sur internet », David et Mina sont séparés depuis un an. Lui est resté en ville et a voté. Elle, s’est embarquée sur un cargo improbable dont la destination lui importe peu pourvu qu’elle soit coupée de tout moyen de communication. De leur intimité, on ne saura pas grand-chose sinon un désir éteint pour l’un, encore vivant pour l’autre, et un amour cabossé qu’aucun des deux n’aura su éviter. Ils sont seuls, Mina entourée d’un équipage au travail, David parmi des sirènes de voitures et des incendies qui sonnent « le printemps français ». Bousculés, nauséeux, perdant sans cesse l’équilibre sur les trottoirs de la ville comme sur le pont, le corps malmené, David et Nina sont séparés par des milliers de kilomètres mais restent traversés, sans le savoir, par les mêmes soubresauts, à la façon de deux corps imbriqués que rien ne devrait dissocier.

Homme voûté devant l’autorité hiérarchique, humilié au travail et peu enclin à la riposte, « perméable à ce qui affecte son pays », David se sent comme « corrompu » et « à bout », honteux de lui-même comme de l’état de son pays. C’est un homme hagard qui ne sait plus le moment où, par crainte de perdre son travail, « il a commencé à ramper devant son employeur, pas plus qu’il n’arrive à dater sa totale perte de confiance en la politique ». Après avoir voté « sans même que ses mains tremblent ou que son cœur cogne » et dans « un grand vide émotionnel, conscient déjà de l’ampleur de la défaite », il est en ville et, au lieu de suivre le mouvement et de prendre part à la colère collective qui sort et s’exprime comme elle peut, il entame une marche dans la nuit, en sens inverse des révoltes et de la confusion, se délestant de ce qui l’encombre, seul et à l’affût de cette haine de soi qu’il porte comme un gant.

Éric Pessan, La nuit du second tour, Albin Michel

Éric Pessan © Thierry Rajic

Dans une pensée guerrière, David incarnerait le lâche qui, au lieu de prendre part à l’indignation collective, se planque devant un film au cinéma, marche, court « une longue nuit sans but ni urgence », pleure « de ne savoir pleurer » ou rit « de ne plus savoir rire ». Mais, dans la littérature, il est cet homme courageux qui, avant d’agir, renoue avec l’estime de soi et peut enfin égrener les raisons de sa servitude. Un homme qui prend sa responsabilité à bras-le-corps et traverse la fureur collective en s’interrogeant, avant tout, sur la sienne. « La société a les dirigeants qu’elle mérite, crie un homme caché par l’ombre d’un mur […] Le mépris, la suffisance, la crainte et la haine avaient préparé le terrain, dit-il. Ceux qui nous dirigent nous ont trahis et abandonnés. […] On l’a bien cherché ce qui nous arrive ». S’ouvrant peu à peu aux cris désespérés de la rue, David acquiesce, entend, finit par s’exprimer mais ne pointe pas du doigt. Il « s’autorise le souvenir » des humiliations minuscules qui ont paralysé sa vigilance, l’ont poussé à se taire, le rendant alors complice d’un système débouchant sur la haine de soi. L’homme se redresse. Peu à peu. Responsable. Ni victime ni bourreau.

Un redressement que Mina a su déjà entamer, ayant de son côté compris qu’elle avait été « trop perméable aux humeurs d’une société qui souffle le pire et anesthésie les volontés ». Si le pire est arrivé, si la nausée est présente, et que le « pragmatisme » du monde se « vomit », Mina, « en lisière d’une chute », n’a pas attendu de tomber, a quitté l’homme qu’elle aime, et a choisi la fuite, plus radicale, mais nécessaire. Loin de la domination, pour ne plus donner le change. « Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés », écrivait Henri Laborit dans l’avant-propos de son Éloge de la fuite.

La fuite. Loin des côtes, avant qu’il ne soit trop tard ? ou loin des côtes, parce qu’il est trop tard ? À moins que ce ne soit ni l’un ni l’autre. Une fuite qui dresse, avant toute forme d’action, un idéal, un espoir, dans lequel le couple, séparé mais uni, pourrait se retrouver : « Si seulement cette nuit était un début et pas une fin. »

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