Alexandra Badea : la poursuite d’une œuvre exemplaire

Depuis la publication en 2009 de ses premiers textes par l’Arche, Alexandra Badea témoigne d’une grande continuité dans une écriture politique, rigoureuse et inventive. Elle le prouve une nouvelle fois avec Europe connexion, mis en scène à Théâtre ouvert par Matthieu Roy, dans un spectacle franco-taïwanais.


Alexandra Badea, Europe connexion. Mise en scène de Matthieu Roy. Théâtre ouvert (Paris) jusqu’au 4 février, tournée jusqu’à la fin mars.


En dix séquences, la pièce déroule le parcours d’un ambitieux : jeune énarque attaché parlementaire auprès d’une députée européenne, puis responsable de haut niveau dans une société lobbyiste, enfin professeur à Sciences Po et chasseur de têtes. Son expérience première auprès de la « commission environnement santé publique et sécurité alimentaire » lui sert ensuite dans l’autre camp comme « expert » d’une multinationale, par exemple sur le dossier des semences. Elle est recyclée dans son cours à « l’intitulé bidon » de Sciences Po : « Qualité et éthique dans les affaires publiques européennes », dans le recrutement des meilleurs pour le même secteur. Cette troisième étape correspond à la reconversion de celui qui a, un jour, perdu tout contrôle, tenté  de démissionner et de rompre complètement avec son monde, mais a finalement accepté de son supérieur une alternative, prévue de longue date. Lui est ainsi épargné le sort d’une de ses « victimes », le suicide par pendaison, dont la responsabilité le hante et a déclenché la crise.

Alexandra Badea avait intitulé un de ses premiers textes publiés : Burnout, sous-titré Il ne faut pas avoir honte de vouloir une vie plus facile pour sa famille. Elle continue de mettre en lumière les effets de la mondialisation, le fonctionnement de l’entreprise, l’interdépendance de la vie professionnelle et de l’intime. Ainsi dans Europe connexion revient comme leitmotiv une phrase de l’épouse : « Tu le fais pour nous. Tu le fais bien. Je suis fière de toi. » Par sa répétition à l’identique, elle se distingue de l’ensemble du texte écrit à la deuxième personne, comme si le personnage était divisé intérieurement et soumis à un regard extérieur, à la fois victime consentante et complice actif du système. Mais cette adresse systématique parvient à éviter la monotonie. La première séquence suit heure par heure l’emploi du temps de la députée et de son attaché parlementaire. La dernière fait coexister deux temporalités : présent de la fuite aux îles, futur de l’enseignement et de la poursuite du double langage. Le monologue intérieur alterne considérations personnelles, où se mêlent bonne conscience, mauvaise foi, cynisme, et textes pour la commission, stratégies du lobbying, jusqu’à l’entrée dans la dépression.

Alexandra Badea, Europe connexion

Europe connexion a été commandé par France Culture pour les Chantiers nomades, réalisé en cinq épisodes par Alexandre Plank et Alexandra Badea. Le spectacle de Matthieu Roy a été créé à Taïwan, pendant le Taipi Arts Festival, en octobre 2016. Il est représenté à Théâtre ouvert, le lieu magnifique « inventé » par Lucien et Micheline Attoun, dirigé par Caroline Marcilhac, aujourd’hui menacé dans son implantation à la Cité Véron, si riche de souvenirs. Le 30 janvier Alexandra Badea y donnera une performance, Mondes. Malgré l’exiguïté du plateau, Matthieu Roy propose un dispositif scénique quadri-frontal, qui immerge le public dans la suite d’un grand hôtel international grâce à un casque audio. Dans le Journal (N°11), il décrit ainsi le relais entre les quatre interprètes, deux Français (Brice Carrois et Johanna Silberstein) et deux Taïwanais (Wei-lien Wang et Shih-chun Wang): « L’intégralité de la pièce est jouée en français et en mandarin. Le spectacle commence dans la langue du pays dans lequel nous jouons. Puis, au bout d’un certain temps, le lobbyiste « étranger » répète les mêmes enchaînements d’action que son homologue mais avec un temps d’écart, une sorte de décalage horaire. »

Dans le même Journal, Alexandra Badea écrit : « Quand j’ai vu le dispositif scénique (…) j’ai eu l’impression qu’il est l’équivalent parfait du dispositif de mon écriture. Comment pourrait-on mieux passer cette adresse au spectateur ? En l’isolant par le casque du milieu ambiant on le plonge à l’intérieur du monologue du personnage. Il devient ce lobbyiste, il fait le voyage avec lui, il voit le monde par cette perspective. » Mais le spectateur est aussi plongé dans le luxe d’une suite, soigneusement reconstitué, entretenu par ce que Matthieu Roy appelle « les invisibles ». Il voit des femmes en robe de soirée boire du champagne ; il découvre le lobbyiste, alternativement masculin et féminin, allongé sur le « king-size bed » immaculé, en même temps qu’il entend : « Tu aurais pu mettre ton intelligence dans des causes plus nobles, tu aurais pu faire de la recherche, tu aurais pu écrire des bouquins, tu aurais pu éclairer le monde, mais tout ça ne t’aurait pas donné tout ce pouvoir. » Il y a là comme un décalage entre ce cadre inévitablement glamour et le propos politique. Cette tendance au spectaculaire se confirme à la vue saisissante d’un corps dans une housse en plastique, celui du suicidé, que viennent ensuite rejoindre dans une baignoire deux autres « victimes ». L’originalité du dispositif, la beauté visuelle de la mise en scène peuvent soit favoriser la réception, soit désamorcer en partie les enjeux du texte.


  1. Alexandra Badea, Je te regarde, Europe connexion, Extrêmophile, L’Arche, 2015.

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