Vilnius, comme un petit continent

Tomas Venclova a écrit un essai personnel et historique sur la ville de sa jeunesse, Vilnius, dont il conte en poète les heurs et les malheurs. Leur complexité a fait qu’une fois, dans une conférence, Venclova s’est servi pour les résumer des péripéties biographiques de son compatriote, et écrivain comme lui, Juosas Kekstas.


Tomas Venclova, Vilnius : Une ville européenne. Trad. du russe par André Cabaret. Circé, 253 p., 18,50 €


En effet, Juosas Kekstas (1915-1981), né dans la Russie tsariste mais de langue maternelle lituanienne, passa avant la guerre des années en prison à Vilnius à cause de ses convictions communistes puis, après la guerre, il en passa d’autres, dans les geôles russes cette fois-ci, pour les mêmes ou d’autres raisons. Entre-temps, il avait combattu dans l’armée polonaise. Il vécut ensuite en exil dans différents pays, rêvant de revenir dans la capitale de ses jeunes années, ce qu’il ne put faire qu’une seule fois, à la fin de son existence, quand, invalide et porté par ses vieux amis, il revit les rues de l’antique cité. Il mourut à Varsovie où il résidait. Les lecteurs lituaniens, ceux qu’il avait toujours en tête lorsqu’il écrivait, ne découvrirent vraiment sa poésie qu’après son décès, avec la publication de Dega Vejai (« Vents en feu »).

Le ballottement, la nostalgie de Ketskas, ressemblent à ceux de Vilnius (et de Venclova lui-même, qui, hormis les opinions politiques, a des points communs avec Ketskas) : l’homme et la ville ont été constamment annexés, divisés, détruits, reconstruits, embarqués dans tel combat ou emportés par tel rêve politique, national ou linguistique.

Le passage de mains en mains de Vilnius, ses constants bouleversements, son équilibre occasionnel, sont l’objet de l’essai. Tomas Venclova, né en 1931, qui a lui-même vécu les quatre-vingts dernières années de déchirements de la petite cité, à la fois sur place et de loin, en tant que Lituanien, écrivain, dissident, jette un regard d’un optimisme fragile sur cette « ville européenne » (sous-titre de l’essai). Le Vilnius de Venclova est un lieu où l’on se promène et dont le lecteur peut ainsi se faire une jolie représentation visuelle ; c’est aussi bien sûr le lieu d’imaginations littéraires, politiques et nationales.

Tomas Venclova, Vilnius : une ville européenne, Circé

Au début du livre apparaissent et disparaissent des Mindaugas, Gediminas, Jagellon… et des peuplades aux noms magnifiques : Aukstaiciai, Dzukai, Ruthènes, Zouks… S’ensuivent des siècles de rivalités tandis que différentes puissances s’imposent avec leurs langues propres, et diverses immigrations viennent ajouter à l’hétéroglossie. Vilnius est à certains moments la « nouvelle Babylone », à d’autres la « Jérusalem du Nord » (pour l’importance de sa population juive, exterminée presque entièrement pendant la guerre). Sous le soviétisme, c’est la « troisième ville de l’empire » (soviétique). Polonais, Russes, Biélorusses, Lituaniens se battent successivement pour faire d’elle leur grand centre, et Venclova ne se prive pas de parler des « théories abracadabrantes » servant à justifier la prééminence de leurs droits sur elle. Toujours est-il qu’« en 1911 soixante-neuf journaux paraissaient dans la ville : trente-cinq polonais, vingt lituaniens, sept russes, cinq juifs et deux biélorusses ; de plus il y en avait qui étaient publiés en plusieurs langues, ou en polonais mais dans un esprit lituanien ». L’intéressant est qu’à la même époque, au milieu des feux nationalistes attisés par d’horribles « chauvins », il existait aussi nombre d’habitants, signale Venclova, qui « changeaient aisément de nationalité, appartenaient à plusieurs d’entre elles ou n’y pensaient pas du tout ». (Dommage qu’il ne nous indique pas quelle forme, au début du siècle, prenait ce changement de nationalité.)

Sur le Vilnius des époques terribles, du nazisme et du communisme, Venclova se trouve dans la position de tiraillement familière aux démocrates libéraux et aux patriotes des ex-républiques soviétiques. Citant son ami le poète Czeslaw Milosz (né en Lituanie et de langue maternelle polonaise), il avance que le nazisme fut « le mal à cent pour cent », tandis que le léninisme et le stalinisme furent un « cancer insidieux », donc plus « nocif ». Ses explications pour l’adhésion des uns au fascisme (et l’aide qu’ils apportèrent au massacre des juifs) et celle des autres au communisme (comme ce fut le cas pour son père) sont assez traditionnelles. Bon.

Tomas Venclova, Vilnius : une ville européenne, Circé

Plus nouveau pour un lecteur français est l’évaluation de la période soviétique de l’après-guerre, où se combinent stagnation et soif de culture, continuité et remplacement (la ville, vidée en grande partie de ceux qui l’habitaient avant le conflit, s’est retrouvée peuplée par de « nouveaux » Lituaniens, venus des campagnes). Sur la Vilnius contemporaine, Venclova ne se risque à aucune analyse car elle « n’appartient pas à l’Histoire mais au présent. Tout peut y advenir, mais on peut affirmer que le nationalisme à la mode ancienne ne l’a pas emporté ; dans un climat de liberté, il s’est avéré qu’il n’était pas tout puissant En dépit des rêves concernant une uniformisation nationale, la capitale de la Lituanie est restée telle qu’elle était – à multiples couches et à multiples facettes, comme un petit continent ».

Grand est le plaisir que, grâce à Tomas Venclova, on prend à découvrir ce « petit continent ».

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